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Portrait de Philipe V d'Espagne

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Philippe V roi d’Espagne, 1701, huile sur toile, 230 x 155 cm, Musée de l’Histoire de France, Château de Versailles, France

En 1700, alors qu’il vient d’accéder au trône d’Espagne sous le nom de Charles V, Philippe d’Anjou fait réaliser son portrait par Hyacinthe Rigaud, avant de partir pour la péninsule ibérique. Il offre celui-ci à son grand-père, Louis XIV, et lui demande un portrait exécuté par le même artiste, afin de l’emporter à Madrid. En 1701, Hyacinthe Rigaud réalise donc le portrait de Louis XIV. Le monarque le trouve si réussi, qu’il en demande une copie afin de la conserver à Versailles. Par la suite, il en fait réaliser d’autres copies par le même peintre. Des centaines identiques ou avec quelque différences, selon Joseph Roman, dans son introduction au catalogue raisonné qu’il consacre au peintre en de 1919. On peut aujourd’hui encore voir cette peinture au Château de Versailles, au Musée de l’Armée, au Musée du Louvre, au Château de Maintenon, au Getty Museum… Diffusées largement, les copies rappellent à tout le royaume qui est le roi, quel est son rôle, sa légitimité et sa puissance. Mais comment peut-on donner une portée politique à un portrait ?

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Louis XIV en costume de sacre, 1702,
huile sur toile, 276 x 194 cm, Musée du Louvre, Paris, France

1. Le portrait : une composition verticale

Le tableau se présente à la verticale. C’est une disposition de la toile que l’on nomme « portrait », par opposition au format horizontal, que l’on nomme « paysage ». Ses dimensions (276 x 194 cm) sont importantes. Plus que celles du portrait de Charles V (230 x 155 cm) auquel il répond. Le roi y est donc représenté plus grand que nature. Le peintre, en revanche, se fait discret. Il ne souhaite pas déplaire au roi en apposant sa signature de manière trop visible. Il se contente donc de signer le tableau dans le phylactère surplombant le motif décoratif situé sur la base de la colonne : « Peint par Hyacinthe Rigaud en 1701 ».

Portrait de Louis XIV lignes de force

Lignes de force du tableau

La composition du tableau repose sur des lignes verticales, matérialisées par la posture du roi et la colonne. Le stylobate1 de cette dernière est orné, sur sa face visible, d’une représentation de Thémis, déesse grecque de la justice, tenant une balance. La face la moins visible du stylobate donne à voir, quant à elle, une allégorie de la force. Enfin, le bras du roi tenant le sceptre, à gauche, et le bord de l’hermine, à droite, forment une pyramide qui a pour sommet la tête du souverain. Louis XIV occupe le centre du tableau, surélevé grâce à une estrade, recouverte d’un tapis richement décoré. Il semble descendre de son trône, lui-même placé sur une estrade. L’arrière-plan est occupé par un rideau de soie pourpre.

Le monarque porte son manteau de sacre en velours rebrodé de fleurs de lys, doublé d’hermine. En revanche, sa couronne est posée sur un tabouret, à côté de la main de justice. Il tient le sceptre de manière un peu nonchalante : à l’envers et s’en servant de canne. Il porte un habit de cours : chemise à jabot2 et manches en dentelle, rhingrave3 en brocart4, bas de soie tenus par des jarretières, souliers à talons rouge parés de boucles. A sa ceinture, l’épée de Charlemagne : « Joyeuse ». Autour du coup il arbore le collier de Grand Maître de l’Ordre du Saint Esprit, reconnaissable à sa colombe centrale.

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2. Une symbolique formelle

Ce portrait est une œuvre de commande. Cela signifie que le peintre n’est pas libre de ses choix dans le sujet, comme dans la représentation. Son royal commanditaire attend un tableau mettant en valeur sa personne et sa fonction. Hyacinthe Rigaud a donc pris soin d’intégrer des symboles du pouvoir de Louis XIV. Certains sont évidents, d’autres moins. Soit parce qu’ils sont discrets ou suggérés, soit parce que le spectateur du XXIe siècle ne dispose plus des clés de lecture dont bénéficiaient les contemporains du monarque.

A l’évidence, les dimensions du tableau ne sont pas fortuites. L’artiste met en évidence l’importance du sujet. En représentant le roi plus grand que nature, le peintre insiste sur le rôle primordial que celui-ci joue dans la société, mais aussi sa puissance, sa place dans la dynastie et donc dans l’Histoire. Sous l’Ancien Régime, le roi concentre tous les pouvoirs. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit placé au centre du tableau.

Sa posture forme une ligne verticale, faisant de sa personne l’axe du tableau et, symboliquement, du royaume. Afin que cette idée soit plus manifeste pour le spectateur, Hyacinthe Rigaud place le souverain sur une estrade. Il indique ainsi que le monarque nous est supérieur. Pour renforcer son propos, il représente le roi en contre-plongée, nous dominant du regard.

Louis XIV est en habit de cour. Le faste de son vêtement traduit sa richesse et donc la prospérité de son royaume. Il porte son manteau de couronnement, rappelant à tous sa légitimité de monarque, sacré en 1654. C’est au cours de cette cérémonie qu’il s’est vu remettre par l’archevêque de Reims les régalia, objets symboles de son rang et de son pouvoir : couronne et sceptre, qui incarnent la puissance royale, l’épée « Joyeuse » rappelant que le roi est le chef des armées, la main de justice exprimant son pouvoir judiciaire. Le cumul de ces attributs suggère au spectateur que le souverain, qui, en 1701, règne depuis près d’un demi-siècle, souhaite vanter sa longévité, sa force, mais aussi la stabilité du royaume.

Le sceptre rappelle son lien familial avec le premier roi de la dynastie des Bourbons à qui il a appartenu, son grand-père Henri IV. Le collier de Grand Maître de l’Ordre du Saint-Esprit évoque son ascendance avec Henri III, fondateur de l’Ordre et dernier roi de la dynastie des Valois. Enfin, l’épée de Charlemagne inscrit le roi dans une filiation avec l’empereur, roi des Francs. Tous ces symboles ont pour objectif de légitimer la monarchie héréditaire de droit divin et d’inscrire Louis XIV dans une continuité historique, indissociable de l’histoire de la France.

Cette évocation est renforcée par la position du roi, tourné vers la gauche. Par convention esthétique, liée à notre système d’écriture de la gauche vers la droite, un personnage tourné vers la droite regarde l’avenir. A contrario, un personnage tourné vers la gauche regarde le passé. Le peintre ne cherche pas à représenter Louis XIV comme nostalgique de sa jeunesse ou d’un temps révolu. Il montre un roi contemplant, alors qu’il règne depuis 47 ans, le travail qu’il a accompli et la trace qu’il pourra laisser dans l’Histoire, à l’aune de ses ancêtres.

Phylactère identifiant H. Rigaud

Phylactère formant la signature du peintre

Le peintre ne signe pas son tableau. En effet, se mettre en avant sur le portrait officiel d’un monarque absolu de droit divin aurait été inconvenant, voire imprudent. Hyacinthe Rigaud adopte donc un artifice déjà utilisé par ses prédécesseurs de la Renaissance. C’est habile de sa part. Il affiche son humilité face au roi en plaçant son indication de manière très discrète dans le phylactère. Comme Jan van Eyck sur Les Époux Arnolfini, il se positionne en tant que témoin de la scène. Il indique ainsi au spectateur qu’il atteste de la réalité de ce qu’il représente et qu’il rend compte de la grandeur du roi. Toutefois, cela lui permet de se mettre en avant, subrepticement, comme peintre royal. En effet, le phylactère5 est placé au centre de la toile, au-dessus de la représentation de Thémis et sous le bras droit du roi.

3. Une symbolique cachée

Le visage du monarque matérialise cette maturité d’un roi de 63 ans, au sommet de sa gloire, contemplant son œuvre. Il contraste avec la partie basse de son corps, que le peintre présente plus jeune et svelte. La position des pieds, dite « en quatrième », rappelle la jeunesse du roi, passionné de danse, mécène des arts (Lully, Molière, Hardouin-Mansart, Le Vau, Le Brun, Le Nôtre). L’artiste met en scène ce que Ernst Kantorowicz a nommé dans son ouvrage éponyme « les deux corps du roi ». La souveraineté est affectée d’une double nature : un roi est à la fois physique, temporel et mortel, mais également symbolique, intemporel et immortel au travers de sa fonction et de ce qu’il incarne.

Cette dualité fait du roi un être semi-divin. L’artiste insiste sur ce caractère. En effet, on peut voir que la partie du rideau placée derrière le royal visage est peint dans des teintes plus claires. Ce jeu de nuances donne l’impression d’une auréole. D’ailleurs la composition utilisant les bras du monarque pour former une pyramide, ramène le regard du spectateur vers la tête auréolée. A l’instar des peintures religieuses, le souverain est donc présenté en majesté. Il n’a d’ailleurs pas besoin de porter les attributs de sa fonction pour être reconnu comme tel.

Parmi ces attributs, on pourra noter que la main de justice fait écho à la représentation de Thémis qui tient une balance et dont le nom, en Grec ancien, signifie « loi divine ». Elle est une allégorie au même titre que la représentation de la force, que l’on voit moins. Leur présence sur la toile n’a rien de décoratif ou d’anecdotique. Elles sont placées sur la base de la colonne, symbole du pouvoir depuis la Renaissance dans les représentations picturales. La colonne évoque la stabilité, un axe unifiant le terrestre au céleste, l’homme et Dieu, le pouvoir terrestre et divin. Les deux allégories, symbolisent des vertus royales, socle d’un pouvoir stable, permettant la prospérité du royaume et l’élévation de l’homme.

Autre symbole, plus discret encore pour un spectateur du XXIe siècle : le rideau. Il est très similaire à celui figurant sur le portrait de Philippe V d’Espagne. Il est d’une étoffe précieuse, avec ses reflets soyeux, son tissage damassé et son galon d’or. Il peut paraître anecdotique, utilisé comme prétexte pour habiller l’arrière plan du tableau. Mais pour le spectateur du XVIIIe siècle, il fait sens. Tout d’abord, il est de couleur rouge. Il rappelle le pourpre romain, couleur réservée aux dieux et aux familles régnantes, compte tenu de son coût prohibitif de fabrication. Cette couleur se retrouve d’ailleurs sur les talons des souliers du roi, autre référence à l’Antiquité, mais aussi aux empereurs byzantins qui étaient les seuls à pouvoir porter des souliers de cette couleur, symbole de leur rang.

Le rideau relevé au-dessus du trône et de l’estrade constitue un dais6. Il symbolise la protection accordée par Dieu au roi, mais aussi celle que ce dernier octroie à ses sujets. Il rappelle également le rideau de théâtre. Louis XIV en est friand, surtout au début de son règne. C’est cependant plus au théâtre du pouvoir que le peintre fait ici référence. Ce phénomène peut avoir plusieurs niveaux de lecture. Durant l’Ancien Régime, le roi n’arrive pas, n’entre pas dans une pièce. Il paraît. Sa présence est comme une apparition, en raison de son pouvoir absolu et de son lien particulier avec le divin.

Louis XIV a bien compris qu’il incarne la France. Il sait qu’il est un personnage public. Afin d’asseoir son pouvoir, de susciter le respect, l’admiration et la crainte, il organise sa vie comme une représentation théâtrale. Versailles est son théâtre, son décor. Il y met en tout en scène et de manière permanente. Il est l’acteur principal de la pièce que constitue sa vie où il interprète son rôle de monarque absolu. Cela lui permet de mettre au pas l’aristocratie, dont il se méfie depuis la Fronde, en distribuant des privilèges donnant accès à certaines représentations de moments de sa vie : petit lever, grand lever, dîner, souper, chasse, fêtes au cours desquelles il use de ses talents de danseur de ballet.

 

Rien, dans ce tableau, n’est laissé au hasard. Chaque détail participe à valoriser le sujet. Cette pratique existe depuis les débuts de l’Empire romain. Mais ce tableau est devenu l’archétype du portrait officiel. En dépit des régimes politiques, des changements culturels et sociaux, les portraits officiels portent une trace qui les lie à ce portrait. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Même si les symboles changent, les concepts qui définissent le pouvoir évoluent peu : autorité, force, justice, puissance. Même en cas de rupture politique, un nouveau potentat a tout intérêt à faire siens ces atouts du pouvoir, quitte à se légitimer en usant de symboles empruntés au régime précédent.

Glossaire

  1. Stylobate : soubassement formant un piédestal supportant une ou plusieurs colonnes.
  2. Jabot : étoffe en dentelle ou en mousseline fixée au niveau du col d’une chemise, recouvrant et ornant sa partie pectorale.
  3. Rhingrave : élément vestimentaire masculin, à la mode durant la seconde moitié du XVIIe siècle ; large et fortement plissée, elle formait une sorte de jupe, placée par-dessus les hauts de chausse.
  4. Brocart : étoffe de soie rehaussée de motifs en fils d’or et/ou d’argent.
  5. Phylactère : ornement graphique semblable à une banderole, aux extrémités plissées ou enroulées ; du Moyen Âge à la Renaissance, il contenait les paroles prononcées par le sujet représenté, ou bien une légende décrivant la scène.
  6. Dais : généralement utilisée pour les occasions solennelles, c’est une tenture placée en hauteur, sous laquelle sont placés des personnages éminents.
  • Kantorowicz Ernst, Les Deux Corps du roi. Paris, Gallimard, collection NRF, 1989
  • Perreau Stéphan, Hyacinthe Rigaud, le peintre des rois. Montpellier, Les Presses du Languedoc, 2004
  • Roman Joseph, Le livre de raison du peintre Hyacinthe Rigaud. Paris, Laurens, 1919