Jour de lenteur est une toile peinte par Yves Tanguy en 1937. Son analyse révèle qu’elle est représentative du surréalisme, alors au sommet de son expansion. C’est même l’une des premières œuvres du mouvement acquises par l’État français, dès sa première exposition en 1937, aujourd’hui conservée au Centre Pompidou.
1. Un artiste né avec le surréalisme
Yves Tanguy a un parcours singulier. Fils d’un militaire ayant fait carrière dans la Marine Nationale, il est tout d’abord marin. Artiste autodidacte, il est venu à la peinture après avoir été subjugué par une toile de Giorgio de Chirico, en 1923. Dès 1925, il adhère au tout jeune mouvement surréaliste, suite à une rencontre avec André Breton. Bénéficiant de l’effervescence artistique régnant alors à Montparnasse, où il a son atelier, il acquiert les techniques qui lui permettront de s’exprimer.
A la suite du mouvement Dada, le surréalisme se veut révolutionnaire, en lutte contre les valeurs bourgeoises et les codes établis. Toutefois, plutôt que d’afficher comme leurs prédécesseurs le dégoût nihiliste d’une société étriquée, les surréalistes veulent la chambouler en s’attaquant à son rationalisme.
Fascinés par la psychanalyse qui connaît alors son essor, ils ambitionnent de libérer les esprits en mettant en avant le pouvoir de l’inconscient. Ils veulent susciter l’imaginaire. Leur mot d’ordre : la beauté naît de l’inattendu. Ils exploitent donc les rêves, les souvenirs d’enfance et les états de conscience modifiés.
2. Analyse de l’œuvre : une subversion des codes traditionnels de la peinture
Détournement des codes académiques
Jour de lenteur est une peinture au format figure, c’est à dire vertical, d’une dimension de 92 x 73 cm. Ce format est traditionnellement utilisé pour la représentation de portraits. L’artiste choisit d’utiliser la peinture à l’huile, encore considérée comme LA technique picturale d’excellence. Il inscrit donc sa toile dans la tradition classique occidentale.
Cependant Yves Tanguy s’affranchit de cette tradition. Il ne réalise pas un portrait, mais une œuvre s’approchant d’un paysage, traditionnellement exécuté sur une toile au format horizontal. Une manière d’entrer en opposition avec les règles de la peinture académique.
De même, le portrait est circonscrit dans l’espace de la toile. Jour de lenteur présente un champ ouvert, c’est à dire que la représentation se poursuit au-delà des limites du tableau.
Ensuite, l’utilisation de la peinture à l’huile permet traditionnellement à l’artiste de mettre en avant sa touche. Il s’agit de la manière de poser la peinture sur la toile, le geste employé. Cette touche permet de reconnaître le travail d’un artiste, son style. Or, Tanguy réalise, pour le fond de sa toile, un balayage, comportant peu de matière. Volontairement, il rend ainsi sa touche imperceptible. Les formes peuplant le tableau, réalisées avec minutie, ne le laissent pas plus apparaître. Il se place délibérément en retrait.
Analyse de la composition de Jour de lenteur
Enfin, l’artiste utilise des normes de la composition classique. Il crée une ligne d’horizon et place des lignes de fuite (en vert dans le schéma ci-dessous). La forme orangée est au centre du tableau. Toutefois, il brouille quelques peu ces règles, car son balayage, tout en nuance, ne permet pas de distinguer réellement d’horizon. Il entre en résistance avec les formes et leurs ombres, indiquant néanmoins une perspective. Les lignes de force (en rouge dans le schéma ci-dessous), horizontales, imposent le calme, l’immobilité, en écrasant littéralement la verticalité ténue des formes (en orange dans le schéma ci-dessous).
3. Jour de lenteur : une invitation à l’onirisme
Si l’artiste use de tous les procédés de la peinture académique, sa représentation déroute le spectateur. Tanguy nous mène à la frontière de la figuration et de l’abstraction. Il nous plonge dans un faux paysage, où rien n’est reconnaissable. Il ne propose aucune clé de lecture, refusant clairement tout récit. Toute référence à une réalité, à peine esquissé, est rapidement balayée par la propre incertitude qui émane de cette représentation. Rien ne peut être certain, tangible. Comme dans un rêve.
La dilatation du temps
Le titre même n’évoque pas un paysage, mais le temps. Un temps qui s’étire en longueur comme les lignes de fond de ce paysage qui semble se distendre, bien au-delà de la toile. L’artiste met bien en scène un paysage, mais ne nous permet pas de le situer. Il n’est ni minéral, ni gazeux bien qu’éthéré. Ce qu’il évoque le plus serait un estran, dont les couleurs indéfinissables, du glauque au marneux, surexposées par une lumière vive, ne se découvriraient qu’au jusant. Tanguy égare notre regard. Son paysage résiste à nos tentatives d’interprétation rationnelle. Le peintre nous pousse vers une contemplation rêveuse, onirique. La sensation d’une dilatation du temps est d’ailleurs une caractéristique des rêves. Ils sont généralement de courte durée, mais notre inconscient se joue de notre rapport au temps en l’étirant.
Des formes primales, retour aux origines
Dans cette rêverie provoquée par des lignes ondoyantes et des nuances toutes en douceur, surgissent des formes éparses. Comme leur environnement, elles ne sont pas identifiables. Dans leur équilibre précaire, il nous est impossible de déterminer si elles avancent ou sont figées, se liquéfient ou au contraire se solidifient. D’aspect biomorphique, elles oscillent entre la mollesse évoquée par leurs rondeurs et une dureté induite par leurs arêtes. Ni végétaux, ni animaux, ni minéraux, ces « êtres-objets », comme les nommaient André Breton, évoquent des formes primales, dans un monde en éclosion, encore indécis. Comme ce milieu premier ayant permis l’éclosion des premières formes de vie sous l’aspect de bactéries. André Breton y voyait une époque très ancienne, antérieure au vivant, « nous ramenant jusqu’aux confins des premières molécules », un « temps des matrices ».
Tanguy nous ferait-il assister à la germination des formes ? Ces corpuscules sont laissés à notre propre imagination, le peintre se gardant bien de donner à identifier quoi que ce soit. Il nous oblige à faire appel notre imagination, à une rêverie éveillée. Les images qui surgissent en nous sont d’ailleurs différentes pour chacun. Avec cette peinture métaphysique, l’artiste cherche à capter notre subconscient, cet ailleurs au fond de nous. Il réveille notre esprit d’enfant, vierge de certitudes et de raisonnement, défait des codes sociaux, libérant l’imagination.
”La surprise est ce qui me cause le plus de plaisir en peinture.
Yves Tanguy
4. Tanguy, le surréalisme avant tout
C’est d’ailleurs ainsi qu’il travaille. Il adopte une certaine forme d’automatisme. Comme pour le jeu des « petits papiers », ces cadavres exquis qu’il pratique régulièrement avec ses amis surréalistes, il privilégie la spontanéité du geste. Tanguy opère des rapprochements fortuits, pour concevoir des formes sans contrainte, libérées des pesanteurs engendrées par les codes sociaux et le formatage culturel. Elles bousculent la logique. Il se garde de les interpréter, donc de revenir vers le réel, contrairement à son ami Salvador Dali.
Le peintre se distingue d’ailleurs de presque tous les autres surréalistes en refusant de formuler des théories. Ni oralement, ni par écrit, il n’a révélé ses sources d’inspiration, précisé ses intentions, laissant à ses œuvres le soin de se révéler au spectateur.