Railleries, plaisanteries faciles ou grasses, amalgames … Il est fréquent, au cours de visites d’expositions, de musées, de foires, ou même d’un dîner avec ses proches, d’entendre des clichés sur l’art contemporain. Tentant pour les amateurs de châtier les blasphémateurs : rire au nez de ces béotiens, leur faire sentir leur ignorance, leur conseiller de s’en tenir à Hanouna. Soit. Mais une telle attitude n’est pas constructive. L’amateur d’art contemporain est entraîné à côtoyer des propositions artistiques étranges, étonnantes ou provocantes. Il oublie qu’une personne inexpérimentée pourra être gênée ou interloquée face à quelque chose qu’elle n’est pas préparée à voir. Tout passe en fait par l’apprentissage : de l’hygiène à la lecture, en passant par le vélo ou l’usage d’un ordinateur. Il faut apprendre à regarder et à s’interroger sur ce qu’on voit ou croit voir.
1. L’art contemporain, c’est moche !
L’art contemporain n’est pas à l’origine du moche. Depuis des millénaires il existe une production artistique présentant du laid, du grossier, du vulgaire ou de l’anxiogène. L’art actuel est aussi héritier de ces représentations. Les artistes contemporains, comme leurs prédécesseurs, sont quotidiennement confrontés à la laideur du monde. Goya représentant les désastres de la guerre contre Napoléon ou Picasso ceux du bombardement de Guernica, seuls les modes de représentation changent.
Beau, horrible, magnifique, hideux … Autant de qualificatifs destinés à exprimer un jugement esthétique, donc subjectif. Chacun approche une œuvre avec son bagage culturel et ses propres critères de beauté, hérités d’une éducation, d’une histoire personnelle et de son expérience. « Moche » est une opinion. C’est même une réaction émotionnelle. Mais ce n’est en aucun cas un argument. Peut-être faut-il se demander ce que l’on trouve moche : la technique, la composition, le sujet … Une peinture peut être une grande réussite technique, sans pour autant être « belle ».
D’ailleurs, les critères esthétiques évoluent dans le temps. Au XVIIème siècle, l’idéal de beauté féminin en occident était lié à des formes généreuses, au XIXème siècle il dépendait de la blancheur de la peau. Les artistes contemporains se sont affranchis de ces obligations, comme de celle de la représentation mimétique, pour expérimenter d’autres formes et sujets.
Enfin, le « moche » peut aussi être un effet recherché, pour interpeller le spectateur. Car une œuvre n’est pas uniquement une technique, une composition, un assemblage de couleurs ou de matières. Ce ne sont que des outils à la disposition de l’artiste pour dire quelque chose. La forme doit être en adéquation et au service du propos.
2. Mon enfant de 3 ans pourrait faire la même chose
Ce cliché vise en fait très souvent l’art abstrait, l’art brut ou naïf. Ces courant artistiques ne sont qu’une composante de la grande variété de l’art contemporain. Aussi, si l’on n’apprécie pas ces formes d’expression, ce qui se conçoit, on peut se pencher sur une autre. Il n’y a pas d’injonction à aimer. L’avantage de l’art contemporain est que, dans sa diversité, il proposera toujours des œuvres auxquelles on pourra être sensible.
L’histoire des courants abstraits serait trop longue à développer ici. Mais ils trouvent tous leur origine dans une contestation, un questionnement sur la représentation de la réalité, une réflexion sur les formes et matières. Aussi, avant de porter un jugement, il faut s’interroger sur l’artiste, ses motivations et sa démarche, ses références. Sinon, il y a de fortes chances que l’on passe à côté de son travail.
Sous le vocable d’art brut ou naïf, on regroupe des artistes sans formation artistique (autodidactes, handicapés mentaux, marginaux). Certaines mauvaises langues diront que sans formation technique on ne peut se prétendre artiste. On considère bien les peintures rupestres comme de l’art et on les admire comme tel. Cro-magnon n’avait pourtant pas fait les Beaux-Arts ! Des artistes contemporains, à la suite de Dubuffet, estiment qu’une formation artistique nuit à l’instinct créateur. Aussi, ils essaient de retrouver les gestes innés des enfants, des sociétés primales. Il y a donc une intention, une recherche et des gestes qui priment sur le résultat esthétique.
3. Ça n’a aucun sens, ou il faut une notice pour comprendre
Beaucoup de gens pensent qu’une œuvre d’art doit avoir un sens. Mais qu’entendent-ils par là ?
Une œuvre figurative donne à voir ce qu’elle veut représenter. Quand Zurbarán peint en 1633 Nature morte avec citrons, oranges et rose, nous reconnaissons bien les éléments décrits par le titre. Mais que veut-il dire au spectateur ? Cette représentation a-t-elle un sens profond ou caché ? Non. Ce ne sont que des agrumes et des fleurs. Le titre n’est d’aucune utilité à la compréhension de l’œuvre.
Ainsi des artistes contemporains estiment que ce qu’ils représentent fait suffisamment sens pour se passer d’un titre. D’autres vont plus loin : l’absence de titre laisse la liberté au spectateur de mettre les mots qu’il veut sur ce qu’il voit. Concernant les œuvres abstraites, ils laissent même le spectateur décider de ce qu’il voit. Cette absence de repère, textuel ou formel, oblige le spectateur à sortir de sa posture de consommateur d’art, pour en devenir acteur.
Nombre d’artistes contemporains ne cherchent pas à représenter. Le sens de leur travail n’est donc absolument pas un sujet. Ils souhaitent davantage provoquer une émotion au travers de leurs œuvres. C’est le cas par exemple de Bill Viola, qui vise à travers ses vidéos une expérience sensorielle.
Enfin, il n’y a aucune obligation pour un artiste à faire sens. Certains vont se consacrer à une recherche plastique ou formelle. Ils analysent ou questionnent une pratique, un mode de représentation. Les œuvres n’ont alors pas de sens intrinsèque, elles sont simplement le résultat d’une recherche formelle.
4. Ce n’est qu’une histoire d’argent
Les mass médias jouent sur le sensationnel. Ils focalisent l’attention sur quelques événements spectaculaires. Et cela déforme totalement la réalité : seuls quelques artistes sont concernés (Banksy, Jeff Koons ou Damien Hirst par exemple). L’AGESSA, dans son rapport d’activité de 2017, affiche plus de 270 000 affiliés, dont plus de 61 000 à la Maison des Artistes. Plus de 50% déclarent un revenu entre 9 000 et 39 000 € annuels. Nous sommes bien loin des chiffres faramineux des médias ! Gageons que la situation n’est pas différente dans les autres pays.
Il en est de même pour les collectionneurs : seuls quelques-uns monopolisent l’attention des médias. La plupart restent dans l’ombre, n’achètent pas d’œuvres à coup de millions. Enfin, tous ne veulent pas non plus être des collectionneurs médiatisés. Le phénomène n’est pas nouveau : dès la Renaissance de telles relations existent déjà entre quelques artistes « stars » comme Michel-Ange ou Raphaël et de grandes familles de collectionneurs comme les Médicis, d’Este ou Borghese.
A travers l’histoire, les artistes ont toujours été redevables de mécènes. Il n’y a qu’à partir du XIXème siècle qu’ils s’affranchissent progressivement des commanditaires. Mais, à quelque époque que ce soit, les artistes ont toujours eu besoin d’argent pour vivre, acheter du matériel, montrer leur travail. Il serait temps d’arrêter de penser qu’ils adorent vivre dans le dénuement en taquinant les muses. Ils ont les mêmes aspirations que tout un chacun et considèrent à raison que tout travail mérite une rémunération.
5. Ils seront vite oubliés
Personne n’en sait rien ! Il y a cependant deux enseignements que l’on peut tirer de l’histoire de l’art.
Chaque époque voit s’exprimer un grand nombre d’artistes. Cependant, la majorité d’entre eux n’aura pas de réelle postérité. Seuls quelques noms resteront dans l’histoire de l’art, avec une notoriété variable. On trouvera d’abord les artistes phares, puis leurs élèves et enfin les suiveurs. Leur renommée passe essentiellement par leur apport à l’histoire de l’art et le succès qu’ils ont connu durant leur vivant.
Par ailleurs, des artistes reconnus et révérés aujourd’hui, ont parfois été totalement ignorés de leur vivant. L’archétype en est Van Gogh, qui bradait ses toiles pour survivre et dont le travail n’était pas apprécié de son vivant. Inversement, des artistes ayant connu un grand succès de leur vivant ont pu tomber dans l’oubli pendant de longues périodes avant d’être redécouverts. C’est le cas par exemple de Canaletto.
L’art contemporain est l’art en train de se faire sous nos yeux. Aussi, il ne nous est pas possible de définir quels artistes passeront à la postérité. Il faut laisser le temps à l’ensemble de la société de découvrir les artistes, apprécier ou non leurs œuvres. Celles-ci doivent être étudiées par les historiens de l’art et les institutions muséales qui opèrent une sélection en fonction de critères qui ne sont pas qu’esthétiques. Contestable ou non, c’est la mécanique qui prévaut.
6. Ce n’est pas de l’art
La question de ce qu’est ou n’est pas l’art n’est toujours pas tranchée. Nombre de philosophes se sont penchés sur cette question, sans apporter de réponse univoque. Pour Platon, l’art est avant tout lié à la maîtrise technique et se différencie de la quête du beau. Chez Kant, le beau se trouve dans le sublime, qui n’est pas forcément un artefact mais peut se trouver dans la contemplation de la nature. Pour Hegel, les formes de l’art évoluent dans le temps, vers un dématérialisation. Il y a des bibliothèques entières sur ce sujet.
Faute de définition unique et partagée de ce qu’est l’art dans son essence, c’est le droit qui tranche. En France, c’est d’ailleurs le Code Général des Impôts qui définit l’œuvre d’art. Nous sommes donc loin de considérations esthétiques ! L’article 98A de l’annexe 3 du C.G.I. définit même, pour les œuvres d’édition comme le bronze ou la photographie, la quantité maximale de pièces réalisables pour conserver le titre d’œuvre d’art.