Nous avons tous vu des peintures monochromes. Elles peuvent plaire, laisser indifférent, voire irriter. Souvent, elles font l’objet de critiques ou de clichés. Beaucoup se demandent ce que veut dire une telle peinture. Elle semble hermétique, le titre aidant rarement à comprendre. Certains la trouvent même prétentieuse ou se sentent exclus par une population élitiste qui saurait la comprendre. En effet, on peut se demander pourquoi certains artistes font des monochromes. Quelle mouche les a piqués pour qu’ils se lancent dans une telle aventure ? D’ailleurs, depuis quand réalise-t-on des monochromes en art ? Le terme, issu du Grec, signifie littéralement « d’une seule couleur ». Son sens a évolué à travers les époques et il n’est pas apparu du jour au lendemain. Mais ça ne nous dit pas ce qu’une œuvre d’un seule couleur peut signifier. Surtout si elle est abstraite ! Quel sens pourrait avoir une telle peinture ?
1. Depuis quand parle-t-on de monochrome dans l’art ?
Le terme est déjà employé par Pline l’Ancien (23-79 après J.C.) pour désigner des sculptures non peintes. Cela signifie déjà qu’on ne peignait pas toutes les statues. Ensuite, on note que le terme s’applique à une œuvre en trois dimensions. Donc, un monochrome n’est pas forcément une œuvre en deux dimensions (peinture, dessin ou estampes). Voilà qui écorne un cliché.
En deux dimensions, un monochrome peut exister sur plusieurs supports : fresque, papier, toile, bois… D’ailleurs, durant la Renaissance, le mot désigne un ensemble de techniques de représentations, qu’elles soient picturales ou sur vitrail.
On apprend également que le monochrome est figuratif. En effet, la Renaissance s’intéresse à la représentation de l’Homme et de son monde. Nous sommes encore loin des questionnements sur l’abstraction. Dernière chose que la Renaissance nous apprend sur le monochrome : il est bien d’une seule couleur, mais celle-ci peut être de tons différents.
Les peintures chinoises n’utilisant que de l’encre de Chine sont également des monochromes. Les dégradés du noir s’obtiennent par dilution de plus en plus élevée de l’encre.
Un monochrome en art est donc une œuvre en deux ou trois dimensions, d’une seule couleur qui peut être nuancée ou délayée. Cela ouvre de nombreuses perspectives aux artistes contemporains.
2. Quand a-t-on vu les premières toiles monochromes ?
Ce sont d’abord des recherches picturales menées par des impressionnistes qui ont ouvert la voie à la peinture monochrome contemporaine. Monet, Whistler ou encore leur prédécesseur Turner ont tous réalisé des toiles tendant à l’abstraction monochromatique. Seulement, leur but n’était pas d’aboutir à l’abstraction. Ils cherchaient à représenter au mieux l’impression, c’est-à-dire la première image que nous retenons en regardant un paysage. Notre vue est conditionnée à la lumière, dont la décomposition nous permet de voir les couleurs. Des études ont montré que nous voyons les couleurs avant les formes. Il n’est donc pas étonnant que les recherches des impressionnistes aient abouties à une forme de monochromie.
Quelques années plus tard, le fauvisme libère la couleur et l’abstraction la forme.
Le premier tableau revendiqué comme un monochrome est Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch, peint en 1918. Il sera suivi de la série Couleurs pures d’Alexandre Rodchenko en 1921. La seconde Guerre Mondiale donne un coup d’arrêt aux recherches des artistes et courants modernes. C’est à partir de 1946, aux États-Unis, que le monochrome prend de l’ampleur dans la production artistique contemporaine avec l’expressionnisme abstrait (Mark Rothko, Barnett Newman ou Ad Reinhardt). Ils ont à leur tour essaimé en Europe. Ainsi, des artistes comme Pierre Soulages, Piero Manzoni ou Lucio Fontana ont exploré la monochromie.
3. D’accord, mais ça veut dire quoi un monochrome ?
Jusqu’en 1918 avec Malevitch, la question de la signification d’un monochrome ne se pose pas. Comme il est figuratif, son sens littéral ne nous échappe pas. Nous pouvons tout de même passer à côté de son sens profond, comme avec les toiles de Monet, Whistler ou Turner qui sont plus le résultat de recherches ou d’expérimentations.
Pour Malevitch, il s’agit de libérer la peinture du monde des objets, autrement dit de la figuration. Sa peinture privilégie les formes géométriques (carré, croix, cercle) et les couleurs pures. Elle est une porte ouverte à la méditation vers un monde sans objet. Rodchenko, en 1921, va au bout de l’idée du monochrome avec Couleurs pures (rouge, jaune, bleu).
Pour lui, la peinture n’est pas une fenêtre sur un monde spirituel. N’oublions pas que l’artiste peint dans le contexte de la révolution russe de 1917. Il y a donc un engagement politique : libérer couleur et peinture de tout sujet.
Chez Mark Rothko et Barnett Newman, la peinture doit être réinventée en la débarrassant de la tradition et de toute référence formelle. Ils cherchent aussi à modifier le rapport du spectateur à la peinture : voir plutôt que de chercher à comprendre. Ils veulent provoquer une émotion qui suscite un cheminement intérieur. Aussi, ils réduisent la peinture à sa plus simple expression : une couleur dans un espace bidimensionnel. En supprimant forme et sujet, ils débarrassent la peinture d’un quelconque sens et d’une quelconque fonction. Il reste au spectateur à se plonger dans le tableau et se laisser emporter par l’émotion suscitée par la couleur qui nourrira un voyage intérieur.
Piero Manzoni s’interroge sur la nature même de l’objet d’art. Il crée les achromes, œuvres toujours blanches, mais parfois en volume, suivant les objets utilisés. Son influence en fait un précurseur de l’art conceptuel. Son compatriote Lucio Fontana utilise le monochrome dans sa recherche d’une nouvelle dimension pour l’art. Ses peintures trouées ou incisées constituent des objets peints ou sculpture en deux dimensions. Leur objectif est de nous faire sortir de l’espace fini de l’œuvre, les ouvertures aidant le spectateur à créer une interaction permanente entre l’espace de l’œuvre et celui de l’infini qui l’entoure.
4. Mais un monochrome est-il de l’art ?
Avec les recherches des impressionnistes, fauves et premiers peintres abstraits, le monochrome prend un sens nouveau. Il devient le support d’une réflexion ou de recherches.
Pour la plupart, la couleur est appréhendée comme un vecteur d’émotion. La peinture, par ses nuances ou ses textures, doit susciter chez celui qui la regarde un sentiment engendrant une rêverie ou une introspection. C’est le cas par exemple d’Anish Kapoor qui utilise un pigment noir absorbant 99,965% de la lumière. Celui-ci, étalé sur une surface, donne l’impression que l’on est face à un trou ouvert vers un autre espace.
Certains artistes utilisent le monochrome pour exprimer leur radicalité.
Leur propos est plus politique : déboulonner la tradition picturale, déconstruire l’approche de la peinture. Ils interrogent davantage le statut de l’œuvre d’art et de l’artiste. C’est le cas de Rodchenko dont le but est de gommer la valeur patrimoniale et bourgeoise de la peinture en brisant les codes de la représentation, durant la révolution russe.
D’autres artistes enfin utilisent le monochrome comme le point de départ d’une nouvelle quête esthétique. Il est un instrument et aussi le témoignage d’une recherche, souvent orientée sur le support ou le geste de l’artiste. Jan Schoonhoven, par exemple, crée des trames régulières sur des toiles, ensuite peintes en blanc. Il questionne la planéité de la toile et les possibilités de s’en échapper.
Le monochrome n’a plus de sens par lui-même, c’est l’intention de l’artiste qui en fait l’intérêt. C’est un bouleversement dans le rapport du spectateur à l’œuvre, car l’intention de l’artiste n’est plus immédiatement lisible. Cela oblige à s’interroger sur l’artiste, son courant de pensée, ses influences, ses motivations. L’artiste élabore une proposition, libre au spectateur de faire la démarche d’aller vers l’artiste ou pas. On pourrait penser que, vu sous cet angle, le monochrome permet toutes les spéculations et supercheries. Toutefois, il doit pouvoir trouver sa place dans l’histoire de l’art. Tout monochrome revêt donc un intérêt artistique si la réflexion de l’artiste questionne la pratique des ses prédécesseurs, les courants artistiques ou même les valeurs de la société.