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L’autoportrait, qui réapparaît à la Renaissance, est devenu depuis un genre à part entière. Mais il pose question. Face à une œuvre d’art, nous avons tous fait l’expérience de nous demander « qu’est-ce que l’artiste veut nous dire ? ». Dans le cas de l’autoportrait, la question du sens ne vient pas immédiatement. La première interrogation a trait à sa vérité : l’artiste est-il vraiment tel qu’il se représente ? Nous pouvons en effet légitimement nous demander si l’artiste cherche à se connaître ou bien à se faire reconnaître. D’un côté, il peut s’inscrire dans une démarche intime d’introspection, de l’autre proposer une mise en scène de lui-même, s’inscrire dans la réalité comme dans sa réalité. Les artistes pouvant être facétieux, il est donc parfois difficile de déterminer s’ils se représentent tels qu’ils sont, tels qu’ils voudraient être ou encore tels qu’ils souhaitent être vus.

1. Autoportrait et miroir : l’art de la mise en abîme

Les Epoux Arnolfini (détail)

Jan van Eyck, Les Epoux Arnolfini (détail), 1434
Huile sur bois, 82,2 x 60 cm
National Gallery, Londres, Royaume-Uni

Qu’un autoportrait soit graphique, sculptural ou pictural, sa réalisation nécessite toujours un miroir. Si l’autoportrait apparaît dès l’Antiquité, c’est à la Renaissance qu’il prend son essor. Les progrès techniques permettent de fabriquer plus facilement des miroirs. Et, bien qu’il reste un produit de luxe, les artistes s’emparent assez rapidement de cet objet.

Jan van Eyck ou l’intrusion de l’artiste dans son œuvre

Dès 1434, Jan van Eyck (1390-1441) nous montre que le miroir fait son entrée dans les foyers aisés, mais aussi qu’il a saisi les opportunités picturales qu’il offre. Dans son Portrait des époux Arnolfini, les personnages principaux au premier plan sont séparés par un miroir. Celui-ci se trouve ainsi au centre de l’œuvre. Il reflète les époux, que l’on voit alors de dos, mais aussi le peintre, qui se trouve de face. Bien sûr, les commanditaires sont mis en avant, mais l’artiste s’est immiscé dans son œuvre. Plus, il a même ajouté un message au-dessus du miroir : « Johannes de Eyck fuit hic » (Johannes de Eyck fut ici). Il se signale comme témoin de la scène mais, en se représentant lui-même, il revendique être l’auteur de l’œuvre, ce qui est encore rare pour l’époque. Ce geste n’est pas dénué d’une certaine ironie. En effet, l’artiste apparaît en effet minuscule au regard de ses commanditaires. Il est même plus petit que sa propre signature, montrant que sa personnalité compte moins que son nom.

Diego Velázquez ou la mise en abîme multiple

Les Ménines (détail)

Diego Vélazquez, Les Ménines (détail), 1657
Huile sur toile, 318 x 276 cm
Museo del Prado, Madrid, Espagne

Le Portrait des époux Arnolfini fait partie des collections du roi Philippe IV d’Espagne lorsque Diego Velázquez est peintre à la cour. Il connaît donc ce tableau, dont le miroir a dû l’inspirer pour Les Menines en 1656. L’autoportrait n’est pas le sujet principal du tableau. En effet, le peintre n’est ni seul, ni au premier plan. Il est en retrait, faiblement éclairé par une lumière indirecte. Son visage ressort pourtant, grâce à sa chevelure et sa tunique noires. La main qui tient le pinceau est bien visible. Velázquez se représente donc dans le cadre de son travail, peut-être son atelier. Il regarde droit devant lui, une personne hors du tableau. D’ailleurs, quatre autres personnages regardent également dans la même direction. C’est le miroir qui nous renseigne.

Il représente le roi et la reine d’Espagne. Ils sont plutôt suggérés. L’artiste les a représentés de face. Cela crée un rapport complexe entre le spectateur et la toile. Près de la moitié des personnages regarde le couple royal devant eux. Ce dernier fait la même chose. Le miroir met en abyme cette posture et semble nous renvoyer le regard des souverains. Ainsi, ce sont sept personnages qui regardent droit devant. Le spectateur se retrouve observé et le miroir tient un rôle essentiel. Ce n’est pas un hasard s’il est au centre de la toile. Contrairement aux tableaux qui l’entourent, il est précisément représenté. Ses contours sont nets. Avec les reflets sur les biseaux, il révèle ce qu’il est. Pourtant les personnages qui s’y reflètent son flous. Logiquement, l’image du couple devrait être nette, même loin du miroir. Pourquoi l’artiste n’a-t-il choisi que de suggérer ses mécènes ? Il n’y a pas de réponse exacte, nombre d’historiens de l’art débattent encore.

Certains pensent que le miroir reflète l’œuvre que Velázquez est en train de réaliser. Dans ce cas, il met en abyme la peinture qui représente le couple royal. Et celle-ci est une mise en abyme des personnages réels en train de poser. Pourquoi le miroir ne refléterait-il pas l’idée que se fait le peintre du tableau qu’il souhaite réaliser ?

Johannes Gumpp ou l’identité multiple

Autoportrait au miroir et chevalet (détail)

Johannes Gumpp, Autoportrait au miroir et chevalet (détail), 1646
Huile sur toile
Peter Mühlbauer Schloss Schönburg, Pocking, Allemagne

Johannes Gumpp est un artiste quelque peu énigmatique. Il a vécu 102 ans, mais on ne connaît de lui que très peu de tableaux, dont son Autoportrait au miroir et chevalet. Alors âgé de 20 ans, l’artiste réalise une mise en abîme à plusieurs niveaux. Il se présente de dos au spectateur. Démarche originale, car c’est une partie de son corps qu’il ne voit pas lui-même sans dispositif adapté. Mais c’est aussi une position qui le cache au spectateur. Il se dérobe donc à notre regard. Ce n’est que dans le miroir et sur la toile ébauchée que l’on peut l’apercevoir. Car là aussi le peintre ne se laisse pas facilement appréhender. Il ne nous dévoile que son visage. Se cache-t-il de nous ? Ses yeux dans le miroir regardent le peintre. Le portrait qu’il réalise n’est pas tout à fait exact : le regard devrait, comme dans le miroir, être droit. Or, les yeux de la toile nous regardent. Il se montre donc à nous au travail, mais nous observe en train de le regarder.

L’artiste réalise donc une mise en abyme subtile. Il peint un tableau dans le tableau, mais en nous faisant voir des différences entre la réalité reflétée dans le miroir et ce qu’il retrace sur la toile. Quelle image est donc la plus fidèle de lui-même ? Son reflet dans le miroir ou son portrait peint ? Un peu des deux ou aucun des deux ? Il s’interroge sur la vérité de la représentation, mais aussi sur l’identité. En effet, il ne donne à voir que des parties de lui-même : son dos, son visage, sa main. Ainsi morcelé, il nous montre que son identité n’est pas unique mais multiple.

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2. L’expression de la virtuosité de l’artiste

Le Quattrocento ou sortir de l’anonymat

Au Moyen Âge, l’Église ne souhaite que valoriser les valeurs et symboles chrétiens. De son côté, le pouvoir politique ne pense qu’à asseoir sa puissance et son pouvoir. Les artistes sont alors des artisans, auxquels on fait appel pour leurs qualités techniques. Celles-ci ne servent qu’à glorifier le pouvoir spirituel ou temporel au travers de commandes aux sujets imposés. Les puissants se moquent bien du nom de l’artiste. L’Humanisme bouscule cet ordre établi au cours du XIVe siècle. Les artistes souhaitent davantage de reconnaissance de leurs qualités, de leur style, de leur individualité.

A partir du XVe siècle, les artistes florentins de la Seconde Renaissance commencent à profiter des commandes qu’ils reçoivent pour s’insérer dans leurs productions. Ils s’immiscent d’abord dans les scènes religieuses. L’argument pratique est alors de se montrer en dévotion, à l’instar des commanditaires pour lesquels ils travaillent. La Chapelle Brancacci de l’église Santa Maria del Carmino à Florence, illustre bien cette aspiration. Les fresques, fruit d’une collaboration entre Masaccio et Masolino, sont complétées par Filippino Lippi cinquante ans plus tard.

Le Paiement du tribut

Tommaso di Giovanni, Cassai, dit Masaccio, Le Paiement du tribut, 1425, Fresque, 255 x 598 cm, Chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence, Italie

Selon Giorgio Vasari (considéré comme le premier historien de l’art), Masaccio se représente dans la fresque de 1425, Le Tribut, sous les traits d’un apôtre, situé le plus à droite de la scène centrale. En compagnie de Masolino, il se figure dans la fresque de 1427 La Résurrection du fils de Théophile et Saint-Pierre en chaire. A droite de Saint-Pierre en chaire, dans l’encadrement de la porte, ils sont également aux côtés de Leon Battista Alberti, qui a posé les principes de la perspective, mais aussi de Filippo Brunelleschi, architecte florentin.

Résurrection du fils de Théophile et saint Pierre en chaire

Masolino et Filippino Lippi, Résurrection du fils de de Théophile et saint Pierre en chaire, 1427. Fresque, 230 x 599 cm
Chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence, Italie

Filippino Lippi, quant à lui, apparaît à plusieurs reprises dans la chapelle, toujours tourné vers le spectateur (Les funérailles de Saint-Etienne, Le couronnement de la Vierge, La Dormition de la Vierge, Dispute avec Simon le magicien où il est tout à droite).

Dispute avec Simon Magus et crucifiement de Pierre

Filippino Lippi, Dispute avec Simon Magus et crucifiement de Pierre, 1482, Fresque, Chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence, Italie

 

Autoportrait au miroir convexe

Francesco Mazzola dit Parmigianino, Autoportrait au miroir convexe, 1524
Huile sur bois, 24,5 cm de diamètre
Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche

Parmigianino ou l’affirmation du moi

Pour les artistes du Quattrocento, la peinture devait être un miroir de la vérité. Francesco Mazzola, surnommé Le Parmesan en raison de ses origines, prend ses distances avec ses aînés. Précurseur du maniérisme, il ne rompt pas avec la tradition, mais entend peindre à sa manière. Artiste audacieux, il aime expérimenter des compositions anti-conformistes. Quitte à déroger aux canons en vigueur… Il est notamment fasciné par les effets du miroir convexe des barbiers : il grossit les objets que l’on approche et rétrécit ceux que l’on éloigne. En 1524 et alors qu’il n’a que 21 ans, il peint son Autoportrait dans un miroir convexe. Pour cela, il fait réaliser une copie en bois du miroir, sur laquelle il peint.

Au-delà d’un autoportrait, c’est au sujet de la vérité d’une représentation picturale qu’il s’attaque. Le miroir provoque distorsions et exagérations des formes, étirement de la perspective. Il ne s’agit donc pas du reflet de la réalité, mais d’une illusion d’optique, toute subjective. Et Parmigianino nous le fait savoir : sa main droite est volontairement projetée vers le spectateur, hypertrophiée. Il met en avant son identité de peintre. Il est sa main, celle-là même qui a réalisé ce tableau. Virtuosité au service d’une œuvre manifeste d’un style personnel et subjectif. Une personnalité forte, que Tony Gheeraert résume dans une belle formule : « la métamorphose du bel artiste en monstre séduisant célèbre la toute-puissance d’une main capable de toutes les prouesses, susceptible de renverser l’ordre de la nature. »

Delacroix ou l’autoglorification

Autoportrait au gilet vert

Eugène Delacroix, Autoportrait au gilet vert, 1837
Huile sur toile, 65 x 54,5 cm
Musée du Louvre, Paris, France

En 1837, Eugène Delacroix livre au spectateur son Autoportrait au gilet vert. Pas de pinceau, palette ou chevalet. Il ne se représente donc pas en artiste au travail. Il est d’ailleurs élégamment vêtu (redingote, gilet, chemise, blanche, cravate nouée). il s’affiche donc en homme du monde. C’est un portrait d’apparat : l’artiste se dépeint tel qu’il veut être vu et non tel qu’il est. Par sa tenue vestimentaire, il affirme son statut social. Celui d’un homme appartenant à une élite intellectuelle est sociale : la grande bourgeoisie.

Il a choisi une palette de couleurs volontairement réduite, qui fait ressortir son visage, siège de sa personnalité. Le front haut est destiné à traduire son intelligence. Un nez fin et droit ainsi qu’un port de tête altier attestent de son ascendance bourgeoise. Son visage, tournée vers le spectateur, montre une mâchoire anguleuse, signe d’un caractère affirmé. Son regard, droit et franc, semble toiser celui qui le regarde, de manière quelque peu hautaine, le maintenant à une certaine distance de nous.

Au travers de ce tableau, Delacroix livre lui-même l’image qu’il veut laisser à la postérité. Il souhaite d’ailleurs que ce tableau intègre les collections du Louvre. Vœu qui sera exaucé moins de dix ans après son décès. Delacroix peut paraître arrogant. Toutefois, il préfère se charger de produire l’image qu’il laissera aux générations futures, plutôt que cette tâche échoit à un artiste qui ne le représenterait pas comme il le souhaiterait. En 1858, il pose pour Nadar et se fait photographier dans la même posture.

3. Se représenter pour se raconter

Gysbrechts ou la vanité du peintre

Nature morte en trompe l'oeil

Cornelis Norbertus Gijsbrechts, Nature morte en trompe l’œil, 1663
Huile sur toile, 96 x 75 cm
Musée des Beaux-Arts de Carcassonne, France

Cornelis Norbertus Gysbrechts est un peintre flamand de la seconde moitié du XVIIe siècle. Il reste aujourd’hui peu connu du grand public, bien que 70 de ses œuvres nous soient parvenues. Il s’est spécialisé dans la production de natures mortes, vanités et trompe-l’œil. Ces genres picturaux sont éloignés de l’autoportrait. Cependant, sa Nature morte en trompe l’œil revêt un intérêt particulier. L’œuvre présente, en son centre, une nature morte de fruits et légumes. Ce sujet est alors très présent dans la peinture flamande, en quête du réalisme le plus abouti, à l’instar des peintres antiques. Mais, les peintres y ajoutent une valeur symbolique, spirituelle ou philosophique, qui varie suivant les périodes et les artistes.  Le plus souvent, il s’agit de mettre en perspective le cycle de la vie et son mystère divin.

Toutefois, Gysbrechts va plus loin. La nature morte est mise en abîme dans une autre : l’atelier du peintre, symbolisé par ses attributs : pinceau, palette, chiffon et pot à huile. L’ensemble constitue un trompe l’œil (technique picturale donnant l’illusion d’une réalité en trois dimensions, sur un support bidimensionnel, grâce à une maîtrise parfaite des règles de la perspective, des jeux de lumières et d’ombres). L’artiste fait donc ici un aveu : il n’est qu’un illusionniste. Dans un coin de l’œuvre, il s’est représenté, également en trompe l’œil. Son autoportrait sur un médaillon de toile ou de papier ne tient que grâce à trois petites épingles. La fragilité de son auto-représentation fait écho à celle de sa nature morte, dont un angle de la toile se détache du cadre. Le couteau participe également de la symbolique de la précarité : il peut trancher la toile, comme les fruits et légumes qui y sont représentés, mais également la vie du peintre. C’est donc une vanité que Gysbrecht propose à son spectateur.

La vanité, apparaît au début du XVIIe siècle dans la culture flamande, sous l’influence du calvinisme. Il a pour but de faire méditer l’Homme sur la fatuité de ses actes et la vacuité de ses passions, en le confrontant à sa propre finitude : la mort. Les plaisirs que les sens procurent sont des illusions dont le temps aura toujours raison. Et c’est bien là le propos de l’artiste. Il mobilise tout son talent pour montrer sa capacité à flatter l’œil du spectateur, en prenant soin de lui rappeler la vanité de sa propre démarche. Cet autoportrait en creux lui permet simultanément de faire son autocritique en tant que pourvoyeur d’une imposture vaine, tout en montrant qu’il reste conscient de la vanité qu’il peut tirer de l’usage de ses propres facultés.

Rembrandt ou le modèle idéal

Autoportrait

Rembrandt van Rijn, Autoportrait, 1659
Huile sur toile, 84,5 x 66 cm
National Gallery of arts, Washington D.C., U.S.A.

Rembrandt Harmenszoon van Rijn est l’artiste qui a sans doute produit le plus d’autoportraits. Près d’une centaine en quarante ans. De prime abord, on peut penser qu’il cherche à se promouvoir ou qu’il est doté d’un ego très développé. Toutefois, ses auto-représentations ne le mettent pas toujours en valeur. Il se représente tel qu’il est. C’est d’autant plus évident dans ses autoportraits tardifs où il n’hésite pas à se dépeindre vieilli, victime des dommages du temps. Son objectif et donc ailleurs.

En tenue d’apparat ou d’intérieur, dans des attitudes variées, on note qu’il travaille beaucoup la lumière et le clair-obscur. En se prenant pour sujet, il dispose d’un modèle toujours disponible et idéal pour adopter les postures et expressions qu’il souhaite étudier. Notamment les tronjes (du vieux français troigne, qui a donné trogne), études de caractères qu’il réalise en vue de ses peintures de commande.

Il se met à contribution au service de son art, notamment dans sa recherche sur la lumière. Ce faisant, il s’interroge également sur la nature humaine. Enfin, il constitue un journal visuel unique, aussi intime qu’introspectif.

Courbet ou l’indépendance de l’artiste

Gustave Courbet est un artiste qui a réalisé également beaucoup d’autoportraits. Il s’y met parfois en scène, comme dans La rencontre, exposée pour la première fois en 1855, à l’occasion de l’Exposition Universelle. Le Tout Paris se bouscule pour voir les nouvelles œuvres de l’artiste. Très vite, les Français surnomment le tableau Bonjour, Monsieur Courbet, alias encore utilisé aujourd’hui. Ce surnom, péjoratif à l’époque, est inventé par une presse qui se déchaîne contre l’artiste. Elle lui reproche pêle-mêle son orgueil, son manque d’idéal artistique, une nature « horrible à voir », un sujet niais, … On peut donc croire que l’artiste s’y met en scène, face à son riche mécène, soit comme artiste parvenu, soit comme égal de la bourgeoisie financière.

La rencontre ou Bonjour, Monsieur Courbet

Gustave Courbet, La rencontre, 1854
Huile sur toile, 132 x 150 cm
Musée Fabre, Montpellier, France

Mais c’est un lourd contresens que fait une presse trop avide de railler un artiste indépendant et volontiers provocateur.

En effet, cette toile évoque un moment important de la vie de l’artiste, mais aussi celui d’un bouleversement pour tous les artistes. Il fait, en quelque sorte suite au Portrait d’Alfred Bruyas, daté de 1853, aussi connu sous le nom de Tableau-Solution. C’est une allégorie de la Solution Bruyas-Courbet : un mécène et un artiste s’accordent pour promouvoir l’art moderne. Alfred Bruyas, riche collectionneur, décide de promouvoir l’art contemporain de son époque, en achetant les œuvres des artistes correspondant à sa vision de la modernité. L’objectif est d’apparaître, aux yeux de la société et de l’Histoire, comme visionnaire et précurseur. Gustave Courbet, pour sa part, y gagne une double indépendance. Il échappe au diktat de l’Académie des Beaux-Arts, qui ne permet qu’aux artistes qu’elle agrée d’exposer au Salon, seul événement artistique d’ampleur à cette époque. Enfin, il acquiert son indépendance financière, son mécène s’engageant à acheter ses œuvres.

4. L’autoportrait : comment se représenter soi-même ?

L’autoportrait est un genre artistique posant de nombreuses questions. La première est celle de l’identité de l’artiste. Comment se représenter ? Si l’auto-représentation permet de sortir de l’anonymat, est-ce suffisant pour dire qui l’on est ? La vision proposée au spectateur restera inévitablement incomplète. Une physionomie ne traduit pas nécessairement une personnalité, encore moins la complexité d’une psychologie.

La seconde question, induite par la première, est : que représenter de soi ? Mettre en avant ses compétences techniques est un biais. Afficher sa réussite en est un autre. Mais cela oriente la perception du spectateur et réduit l’artiste à son ego. Faut-il alors se livrer comme Van Gogh, dont les autoportraits forment une sorte de journal intime, scrutant l’évolution de son mal-être ? Ou encore exposer ses passions ou son intimité comme Egon Schiele affichant son goût pour la masturbation ? Dévoiler ses angoisses morbides comme Arnold Böcklin ?

Il n’y a sans doute pas de voie idéale, encore moins unique. Cela explique peut-être la multiplication des autoportraits chez certains artistes. Ils souhaitent, grâce à un kaléidoscope d’auto-représentations, montrer différents aspects d’eux-mêmes, l’ensemble permettant de saisir qui ils sont.

Les artistes contemporains sont toujours concernés par ce sujet. Orlan modifie son corps à l’aide de la chirurgie plastique quand Cindy Sherman brouille les pistes en se travestissant systématiquement. A ces questions, d’autres interrogent leur place dans la société industrielle et mercantile : Andy Warhol s’affiche ainsi comme un produit, déclinable à l’infini. Le sujet n’est donc pas épuisé. Il est même appelé à perdurer, car aucune représentation n’apporte de réelle réponse. Enfin, à l’heure du selfie comme mise en scène de soi, aussi futile que narcissique, les artistes nous interrogent : qui es-tu et que dis-tu de toi ?

  • Calabrese Omar, L’art de l’autoportrait, trad. de O. Ménégaux et R. Morgenthaler, Paris, Éditions Citadelles & Mazenod, 2006
  • Guinet Cécile, « « Bonjour, monsieur Courbet !!! ». Banville rencontre Courbet sur les voies de la parodie », Poétique, 2013/2 (n° 174), p. 289-309. https://doi.org/10.3917/poeti.174.0289
  • Loubet Christian, « La représentation de l’image de soi dans la peinture occidentale de Léonard à Rembrandt », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 66 | 2003, mis en ligne le 25 juillet 2005. http://journals.openedition.org/cdlm/108