En Histoire de l’art, roman et gothique désignent deux périodes distinctes de la production artistique occidentale médiévale. Même sans être spécialiste, nous avons une idée approximative de ces notions. Par notre culture personnelle (souvenirs scolaires ou de voyages) nous percevons que l’art gothique succède à l’art roman. Sans plus de connaissances, nous pressentons qu’il y a nécessairement une différence entre les deux styles, puisque deux termes existent pour les désigner. Nous pourrions même être tentés de les opposer, comme deux époques successives du développement de l’art occidental. Parfois même jusqu’au stéréotype : l’art gothique étant postérieur à l’art roman, il lui serait supérieur ou, tout au moins, plus abouti. Pourtant la réalité historique est beaucoup plus complexe. Quand sont-ils apparus et pour quel usage a-t-on eu besoin de recourir à ces vocables ? Ce n’est que par leur définition qu’il est possible d’appréhender les caractéristiques de ces deux styles et donc d’en comprendre les différences. Elles sont d’ailleurs multiples et complémentaires, chacune ne constituant pas, seule, un critère suffisant pour caractériser un style. L’étude d’un édifice religieux (église, cathédrale, abbatiale) nécessitera donc de se pencher sur son plan et les caractéristiques du bâti. Une analyse de son programme décoratif permettra ensuite d’apporter les précisions nécessaires à la définition d’une style.
1. Au sujet du roman et du gothique
Pour comprendre la nature des arts roman et gothique, il est important de savoir ce que recouvrent les notions, où et quand elles sont apparues. Il est également essentiel de disposer d’un aperçu du contexte de leur apparition et de leur développement.
Qu’est-ce que l’art roman et l’art gothique ?
Le terme roman, par analogie, rappelle celui de romain. On pourrait donc penser à une évolution langagière ou scripturale médiévale. Mais il n’en est rien. L’adjectif roman apparaît seulement au XIXe siècle, période des grandes classifications scientifiques. C’est sous la plume de l’archéologue Charles Duhérissier de Gerville qu’il a été forgé, en 1818. L’ensemble de l’architecture religieuse médiévale portait alors l’appellation gothique, avec des attributs variés (gothique ancien, normand, lombard). Le scientifique souhaitait ainsi différencier l’architecture religieuse caractéristique des débuts de l’ère capétienne jusqu’au XIIe siècle et disposer d’un terme unique et universel. Il s’est évidemment inspiré du qualificatif appliqué aux langues romanes, en faisant un rapprochement, toutefois erroné, avec l’aire d’emploi de cette famille de langues. L’emploi du vocable roman est donc très postérieur aux œuvres qu’il décrit. De nos jours, il regroupe donc toute la production artistique du début du Xe siècle jusqu’au milieu du XIIe siècle.
En revanche, le terme gothique est bien plus contemporain de l’art qu’il définit. En effet, il apparaît dès 1518 dans un courrier du peintre – et architecte – Raphaël, adressé au Pape Léon X. Si le mot gotico en italien signifie bien gothique, le maître italien l’emploie pour désigner l’art des Goths. C’est à dire l’art de barbares qui ont oublié les canons esthétiques gréco-romains. Érudit, l’artiste a vraisemblablement en tête les mises à sac successives de la Rome impériale par les Vandales, Ostrogoths et Wisigoths. Le premier usage du qualificatif est donc péjoratif. Mais il a perduré, son sens évoluant pour désigner aujourd’hui la production artistique, notamment l’architecture, du XIIe au milieu du XVIe siècle.
Par production artistique, on entend l’architecture civile comme religieuse, la peinture quel que soit son support, la sculpture sous toutes ses formes (incluant les arts funéraires), mais aussi l’ensemble des arts dits « mineurs » comme l’ébénisterie, l’orfèvrerie, les arts décoratifs. Parmi les objets qui nous sont parvenus, nous pouvons citer les reliquaires et châsses (par exemple les châsses de La mort de Thomas Becket), l’enluminure (comme Les Très Riches Heures du Duc de Berry) ou encore la tapisserie (La Tapisserie de Bayeux ou les tentures de La Dame à la Licorne).
Il faut garder à l’esprit que les débuts et fins de chacune de ces périodes sont conventionnelles. Elles varient en fonction des aires géographiques. En effet, les distances étant alors longues à parcourir, la diffusion des techniques ne parvenait pas à l’ensemble de l’Europe occidentale de manière simultanée.
Contexte des arts roman et gothique
Au début du Xe siècle, les raids vikings comme magyars se raréfient, même s’il en survient épisodiquement jusqu’au début du XIe siècle. La population est de moins en moins confrontée aux pillages, rapts ou massacres. D’autres changements inaugurent une période d’apaisement : fondation et essor rapide d’ordres monastiques, Renaissance ottonienne. La population amorce les Grands Défrichements, met au point de nouveaux outils comme la charrue, la rotation triennale des cultures, les moulins à eau ou à vent. Cette révolution permet une croissance démographique relativement rapide. L’Église, dont les évêchés et communautés étaient jusque là autonomes et dispersés, amorce une réforme et commence à s’organiser. Elle initie le Mouvement de la Paix de Dieu, destiné à réduire la violence au travers d’assemblées permettant le dialogue. Celles-ci se déroulent sous les auspices d’un saint connu et vénéré, souvent présent par l’intermédiaire de ses reliques. C’est également une opportunité pour le clergé de prendre l’ascendant, dans un monde où le pouvoir temporel change au gré des guerres privées entre membres d’une aristocratie naissante. Le peuple, mais également les seigneurs et chevaliers, peuvent ainsi créer un lien entre ce miracle d’une paix retrouvée et la présence du saint. Cela encourage la foi et le culte des reliques, tout en renforçant l’influence de l’Église.
Sous l’impulsion de l’Ordre de Cluny notamment, le monachisme se développe. Des monastères sont construits. Certains abritent des reliques de saints, de plus en plus révérés. La paix relative relance le pèlerinage, nettement encouragé par l’Église. Pour accueillir des fidèles de plus en plus nombreux, on remplace les petites églises en bois par des édifices en pierre. Ils ont l’avantage de la solidité dans le temps, mais aussi de la résistance au feu, que ce soit en cas d’incendie ou de raids épisodiques. C’est le moment de l’apparition de l’architecture dite romane. On construit plus grand et plus beau, pour attirer une population avide de la protection de saints apportant la paix. Par cette architecture, l’Église veut aussi affirmer sa puissance nouvelle. Elle profite aussi des dons et bâtiments offerts par une noblesse souhaitant s’allier les faveurs du clergé.
Dans un Occident encore fragmenté, les routes sont peu nombreuses et les techniques de transport rudimentaires. Les constructions utilisent donc des matériaux locaux. Les lettrés sont rares et les connaissances circulent encore mal. Les bâtisseurs emploient donc les savoirs-faire qu’ils maîtrisent. Cela explique pourquoi les édifices de cette période ont de fortes caractéristiques régionales (bourguignon, poitevin, périgourdin, toulousain, rhénan, lombard, normand).
Au cours du XIe siècle, les Vikings, sédentarisés et intégrés à la population, utilisent le butin de leurs pillages pour battre monnaie. Au XIIe siècle, ils dominent le commerce. Ils facilitent les déplacements donc les échanges : circulation des populations, marchandises et connaissances. C’est ainsi qu’ils introduisent, au cours du XIe siècle, la voûte sur croisée d’ogives. Elle permet de construire encore plus grand, plus haut et plus beau. Au XIIIe siècle, les villes qui se développent rivalisent entre elles pour ériger les plus belles cathédrales. Les citadins, essentiellement commerçants, souhaitent ainsi s’attirer à leur tour les faveurs de l’Église, mais également les pèlerins. En effet, leur passage est très bénéfique pour leurs commerces et donc leurs finances.
2. Roman et gothique, caractéristiques architecturales
Nous avons vu que le roman et le gothique sont deux périodes successives. Elles sont définies par des conventions, qui facilitent l’appréhension des concepts. Elles présentent l’inconvénient de définir des caractéristiques types, donnant à croire que les styles sont apparus et éteints d’un seul coup, tout en étant uniformes dans le temps. Il n’en est rien : ils sont le fruit d’un processus évolutif permanent. D’autant que leur diffusion à travers l’Europe occidentale ne s’est pas réalisée au même rythme. Toutefois, ces typologies offrent la possibilité de lister les particularités formelles notables et nécessaires à l’identification des styles, ce qui permet ensuite d’amorcer une comparaison.
Du roman au gothique, des plans similaires
L’art roman acquiert ses caractéristiques spécifiques à compter du Xe siècle. Mais il s’inscrit dans la continuité des techniques architecturales héritées de l’architecture paléochrétienne. Celle-ci, apparue sous l’Empire romain, en a donc repris les méthodes et les formes. Si les premiers chrétiens ont utilisé des plans carrés ou centrés, voire parfois en rotonde, c’est le plan basilical qui prédomine rapidement et durablement.
Ce plan s’inscrit dans la filiation directe de la basilique romaine, elle-même inspirée de la stoa grecque apparue au VIIe siècle avant notre ère. Dans le monde antique, une basilique est un bâtiment civil. Il a pour fonction d’accueillir des assemblées publiques ou politiques. Il sert également aux audiences judiciaires, parfois même aux tractations bancaires ou commerciales. Chaque citoyen sait qu’il trouvera dans ce bâtiment des services identiques. Mais comment un voyageur peut-il retrouver aisément cet édifice dans un province exotique d’un si vaste empire ? Pour les Romains, c’est simple : adopter un plan type unique. Ainsi n’importe qui, passant devant une basilique, sait de quel bâtiment il s’agit et quelle est sa fonction.
Une basilique est donc toujours un bâtiment rectangulaire, le vaisseau, terminé par un espace de forme semi-circulaire, intégré au rectangle ou le prolongeant. Il est généralement doté d’une colonnade sur la façade permettant l’accès à l’intérieur de la construction. La partie quadrangulaire offre une grande surface centrale, la nef centrale, séparée de deux ou quatre nefs latérales par des rangées de colonnes. La partie semi-circulaire, l’abside, abrite les audiences judiciaires. Dès le IVe siècle, les chrétiens utilisent ce plan. Espace public, il est destiné à accueillir l’assemblée des fidèles de la religion. l’édifice est nommé ecclesia, afin de le différencier de la basilique civile. Ce plan type perdure, en connaissant quelques modifications. En effet, les chrétiens finissent pas rajouter un élément perpendiculaire à la nef : le transept, plus ou moins saillant et imposant, qui sépare le vaisseau de l’abside. C’est un rappel symbolique au Christ en croix. La nef évoque son corps, le transept ses bras écartés et l’abside sa tête . La colonnade disparaît au profit d’un portail, opposé à l’abside. Enfin, une église est généralement orientée. C’est à dire que l’abside est tournée vers l’Est, symboliquement vers Jérusalem, lieu de crucifixion et de résurrection du Christ.
Du roman au gothique, une évolution architecturale continue
Au Xe siècle, les architectes, confrontés à de nouveaux besoins, doivent faire face à des problématiques inédites. La population augmente rapidement et l’Église entend favoriser et entretenir la ferveur chrétienne. Les bâtisseurs doivent donc construire rapidement et plus spacieux. Le contexte encore incertain (raids et pillages, guerres seigneuriales) leur impose d’édifier des monuments résistant aux éventuels assauts. Ils doivent également composer avec des ressources limitées. Les voies de communications et techniques de transport sont alors sommaires. Les connaissances techniques sont donc restreintes. Les matériaux de construction doivent être choisis localement, ce qui explique la diversité régionale de l’art roman. Vestiges antiques (aqueducs, ponts, etc.) et préromans en pierre sont les seules références architecturales disponibles. La pierre offre de nombreux avantages sur le bois : plus noble, durable et surtout plus résistante aux offensives comme aux incendies. Pour répondre aux contingences, il leur faut donc aller au plus simple : apporter une réponse fonctionnelle, conciliant besoins et contraintes. Leurs préoccupations ne sont donc pas esthétiques. Celles-ci surgissent plus tard.
Pour les chevets (partie arrondie de l’abside) et absidioles, d’élévation faible, les architectes adoptent la voûte romaine en cul-de-four. Leur principale difficulté réside dans la hauteur de la nef et du transept. Sur le modèle des architectures romaines et préromanes, ils utilisent la voûte en berceau, dite aussi en plein cintre. Mais elle se révèle très lourde. Elle exerce donc de fortes poussées verticales comme latérales, ce qui oblige à faire un choix : augmenter l’épaisseur des murs ou bien réduire la hauteur du bâtiment. Quelle que soit l’option retenue, il faut renforcer les murs par des contreforts contrecarrant la poussée de voûtes. Si l’arc-doubleau contribue au soutien de la voûte, il n’est pas suffisant. Plus on cherche à s’élever, plus les contreforts doivent être imposants pour ne pas mettre en péril l’équilibre du bâtiment. Cela implique également de limiter les ouvertures pour ne pas fragiliser les murs.
Au regard de ces fortes contraintes, la critique contemporaine faite aux bâtiments romans, notamment primitifs, d’être bas, trapus et sombres est quelque peu caricaturale. Elle ne tient en effet pas compte des nécessités et obligations d’alors.
Au cours des XIe et XIIe siècles, les échanges s’accroissent. Intensification des pèlerinages, croisades et essor du commerce favorisent la circulation des populations, mais également des idées. Le clergé, dont la puissance ne cesse de s’accentuer, attend des bâtiments toujours plus grands, plus hauts et plus beaux. Les bâtisseurs multiplient les expérimentations. Les Normands redécouvrent l’usage de la voûte d’arête, qui permet déjà des évolutions structurelles et créent, au cours du XIe siècle la façade harmonique (avec deux tours). D’Angleterre, ils introduisent un artifice décoratif, rapporté par les croisés, emprunté au monde musulman : l’arc brisé et la voûte sur croisée d’ogives.
Vers 1130, près de Paris. L’abbé Suger souhaite agrandir son abbatiale carolingienne de Saint-Denis, afin d’accueillir dignement les reliques du saint éponyme et favoriser son culte. Il comprend vite que l’arc en ogive (ou arc brisé) et la voûte associée exercent une poussée verticale et non plus horizontale. Si l’on renforce les piliers de soutien des arcs, les murs deviennent accessoires. Ils peuvent donc être plus fins ou supprimés et laisser place à de grandes baies vitrées favorisant l’entrée de la lumière. En 1140, lors de la consécration de la nouvelle abbatiale, le style gothique est né. C’est encore un gothique balbutiant, appelé gothique primitif. L’utilisation de l’arc brisé et de la voûte sur croisée d’ogives à tous les espaces du bâtiment est ensuite rapidement généralisée.
Dans le même temps, les architectes cherchent de nouvelles solutions pour bâtir plus haut en réduisant les contreforts, inesthétiques et lourds. C’est encore grâce aux Normands qu’apparaît, progressivement, la solution : l’arc-boutant. Il est d’abord primitif et utilisé pour consolider des églises romanes en proie à l’instabilité, souvent caché sous la toiture. En 1195, les bâtisseurs de la cathédrale Saint-Etienne de Bourges le mettent pour la première fois en valeur. C’est l’époque du gothique classique. Mais ce n’est qu’au XIIIe siècle, avec la cathédrale Notre-Dame de Chartes, que l’arc-boutant est intégré dès le début de la construction. Il est essentiellement utilisé comme renfort extérieur des nefs et de l’abside, dont les murs s’effacent au profit de vitraux de plus en plus grands, atteignant parfois jusqu’à dix mètres de hauteur. Les vitraux en forme de rosace, généralement situées sur les façades occidentales, atteignent également des dimensions colossales.
Le style gothique est également nommé style français, puisqu’il apparaît en Île-de-France. Mais il essaime rapidement dans toute l’Europe occidentale à partir du XIIIe siècle. Il est favorisé par l’essor des villes, alors en pleine expansion grâce à un commerce florissant. La bourgeoisie marchande contribue d’ailleurs beaucoup à l’édification de cathédrales. Tout comme l’architecture, les programmes décoratifs deviennent relativement semblables. Contrairement au style roman, aux fortes caractéristiques régionales, il apparaît donc plutôt comme un style relativement standardisé.
”Opposer le roman au gothique par l'usage du plein cintre ou celui de l'ogive est absurde et n'a pas de sens historiquement. L'arc brisé et la voûte sur croisée d'ogives sont utilisés bien avant l'apparition des premiers bâtiments gothiques.
Ernst GombrichHistoire de l'art, chapitre 9 - L'Église militante : le XIIe siècle, Paris : Phaidon, 2001
3. Le décor des édifices religieux romans et gothiques
Le programme décoratif
Un programme décoratif est constitué de l’ensemble des éléments destinés à orner les églises. Il s’agit essentiellement de la production attachée à l’architecture, comme les sculptures en bas et haut-relief, fresques et vitraux.
Au Xe siècle, les décors sont encore rares. Comme nous l’avons vu, les architectes répondent surtout à des besoins fonctionnels. Mais certains édifices sont pourvus de fresques ou encore de mosaïques, héritage romain et paléochrétien. Les chapiteaux sont d’abord agrémentés de motifs végétaux, selon la mode carolingienne. D’abord rares, les représentations figurées ou historiées apparaissent sur les chapiteaux au début du XIe siècle. Elles sont favorisées par la Réforme grégorienne, plutôt favorable à l’image comme vecteur de compréhension des valeurs du christianisme par une population très majoritairement illettrée. Cette nouvelle approche fait également sortir les représentations de l’espace consacré, puisqu’elles vont désormais s’afficher à l’extérieur des églises. C’est un défi nouveau pour les sculpteurs. Ils doivent produire des images en relief, sur des supports inédits : chapiteaux, piliers, tympans, portails… Les expérimentations sont nombreuses. Nous pouvons de temps à autre être confrontés à ces sculptures qui nous semblent malhabiles, naïves, voire grotesques. Il ne faut alors pas oublier que les sculpteurs ont dû alors tout inventer : outils, techniques, sujets, modélisation, figuration de l’espace. Ils ont mis un siècle à parachever leurs techniques.
Une évolution similaire se produit dans l’orfèvrerie. Les reliquaires, d’abord des châsses simples, se recouvrent de l’histoire des saints. La peinture, essentiellement réduite à la technique de la fresque – héritage également romain – suit la même évolution, mais reste confinée dans l’espace consacré, principalement dans l’abside. Il se développe ainsi une symbolique des couleurs, que l’on trouvera transposée dans les vitraux. La lumière joue en effet un rôle important : elle est considérée comme le signe de la présence divine. Mais les ouvertures des églises romanes étant restreintes, on utilise alors surtout du verre clair, éventuellement traité en grisaille. Les vitraux de couleurs ne prendront leur essor qu’avec le développement du style gothique. Son inventeur, l’abbé Suger, inspiré par le moine Vittelion, avait également une théorie de la lumière. La lumière physique, émanant du soleil, est une manifestation de Dieu. Les vitraux ont pour rôle de la transfigurer en lumière divine. Dieu est alors symboliquement présent dans l’enceinte sacrée.
L’avènement du style gothique apporte également d’autre évolutions. Comme pour la période romane, elle n’est pas instantanée. Les nouveaux défis rencontrés par les architectes, peintres, sculpteurs et les maîtres-verriers nécessitent expérimentation et adaptation. Graduellement, l’ornementation ne se limite plus aux portails, tympans et chapiteaux. Elle gagne l’ensemble de l’édifice, du sol à la flèche, jusqu’aux pinacles. De bas ou haut-relief, la sculpture devient ronde-bosse : elle se détache des murs et en devient même indépendante.
Enfin, si la papauté se voulait mécène des artistes au XIIe siècle, elle change d’approche à partir du XIIIe siècle. La société médiévale a alors beaucoup évolué. Entre l’aristocratie et la paysannerie, une nouvelle classe est apparue : la bourgeoisie marchande. L’accumulation de richesses par des particuliers est plutôt mal perçue par une religion prônant l’aumône et, pour les ordres mendiants, la pauvreté. Aussi, si l’Église prend à sa charge la construction des bâtiments, elle attend de la population qu’elle finance des programmes décoratifs imposés. La nouvelle bourgeoisie, comme la noblesse, soucieuse de s’attirer les bonnes grâces du clergé, procède à de nombreux dons. Cela explique pourquoi certains vitraux intègrent, le plus souvent à leur base, une représentation de la corporation qui a financé la baie.
Le vocabulaire artistique du roman et gothique
Au Xe siècle, le décor des églises est limité. Le clergé est fortement iconoclaste. Les échanges encore limitées entre les diverses aires géographiques de l’Europe occidentale favorisent le développement de styles régionaux, comme pour l’architecture. Les sculptures se limitent souvent à des entrelacs, motifs géométriques ou végétaux. Avec la Réforme grégorienne, qui débute au milieu du XIe siècle, les artistes commencent à expérimenter les représentations figurées et historiées.
La sculpture
La sculpture est d’abord en bas-relief, héritage de l’art préroman. Graduellement, elle prend du volume et s’affirme en haut-relief. Elle se répand d’abord sur les chapiteaux, dans les cryptes et les cloîtres. Sur les chapiteaux, le vocabulaire artistique se diversifie considérablement. Bon nombres de sujets sont empruntés à l’Ancien Testament, mais évoquent également les mystères de la foi en faisant appel au registre du merveilleux. Un monde fantastique apparaît alors : animaux mythiques, monstres, démons, personnages grotesques et imaginaires. On trouve parfois des représentations symboliques ou allégoriques des saisons, vertus, signes du zodiaque, travaux des champs.
A la fin du XIe siècle, la sculpture sort de l’Église pour gagner les façades. Les tympans des portails deviennent le support de représentations monumentales. Elles sont essentielles, car ce sont elles qui accueillent les fidèles. Les sujets tympans des portails centraux (qui mènent directement à la nef centrale) sont empruntés au Nouveau Testament. La composition est assez formelle. Au centre, on trouve un Christ en gloire, éventuellement entouré du tétramorphe : les quatre évangélistes. Mathieu est incarné par un homme, Luc un taureau, Marc un lion et Jean un aigle. Les scènes sont dans la plupart des cas une Ascension du Christ, ou un Jugement Dernier. L’un des plus riches exemples de l’art roman est le tympan de l’abbatiale de Vézelay, de style bourguignon. Cependant, il représente un sujet plutôt rare : la Pentecôte. Les tympans des portails latéraux (qui mènent donc aux bas-côtés) sont ornés de sujets plus variés. Souvent liés au Nouveau Testament (Annonciation, Nativité, etc.), ils peuvent également traiter de sujets de l’Ancien Testament.
Durant la période romane, les artistes n’ont pas cherché à représenter la réalité. Les personnages sont hiératiques et majestueux, parfois disproportionnés. Les drapés peuvent apparaître rigides et lourds. Mais, le symbolisme, le recours au merveilleux ou au fantastique ne nécessitent pas la reproduction du réel. Aussi, ils travaillent surtout l’expression des personnages, l’expressivité des scènes. Il s’agit avant tout de faire comprendre le sujet, d’impressionner, de maintenir le chrétien dans le mystère de la foi.
Le gothique amène une rupture avec cette conception de la sculpture. Bien entendu, celle-ci se déploie dans le temps. La redécouverte de textes antiques entraîne une évolution progressive des mentalités au fur et à mesure de leur diffusion. Le naturalisme prend le pas sur le symbolisme et le mysticisme. Les sculpteurs s’orientent donc vers des représentations plus ancrées dans le réel. Les visages s’adoucissent et s’animent, les corps sont plus proportionnés et les drapés gagnent en fluidité. La sculpture gagne encore en volume. Avec la ronde-bosse, elle s’éloigne du mur pour finalement s’en détacher totalement et devenir autonome. Elle se répand donc dans les églises. Les chapiteaux historiés se raréfient. En revanche, la taille des portails augmentant avec celle des bâtiments, la sculpture s’y développe pour constituer des ensembles monumentaux. Si les sujets restent centrés sur le Nouveau Testament, ceux consacrés à la Vierge Marie se multiplient. On représente également des apôtres, saints et des anges. Les scènes historiées sont agrémentées de motifs végétaux qui débordent les portails et s’étendent sur les façades, les tours, flèches, pinacles.
La peinture
La peinture romane suit la même évolution que la sculpture. Cependant, elle est utilisée pour orner l’intérieur des bâtiments. Elle est très présente dans les absides, sur les voûtes en cul-de-four. Le Christ, parfois la Vierge Marie, est au centre de la composition. Les représentations peuvent aussi parfois occuper le chœur, les voûtes du transept ou de la nef, comme à Saint-Savin-sur-Gartempe. Les sujets se rapportent à des épisodes de l’Ancien ou du Nouveau Testament, à la vie de saints. Comme pour la sculpture, les peintures ne cherchent pas à reproduire une réalité. Elles insistent sur le merveilleux, le mystère. L’objectif reste le message et les artistes vont à l’essentiel pour assurer sa compréhension.
La période gothique apporte un changement dans le dessin. Les artistes s’inspirent de leur réalité en introduisant plus de détails : paysages, tenues vestimentaires, accessoires. Mais le but reste d’éduquer les fidèles. Les personnages sont donc plus travaillés, mais n’ont pas de spécificités physiques. Ce sont leurs attributs qui les identifient. Par exemple, Saint Pierre est reconnaissable par la ou les clés qu’il tient. Enfin, les peintres introduisent la perspective signifiante : les personnages essentiels ont des dimensions plus importantes que les autres. Au début du XIIe siècle, la peinture trouve un nouveau support au sein du chœur : le retable. Panneau posé verticalement en arrière de l’autel, il est ainsi visible par les fidèles durant tout l’office religieux. Il est historié, parfois sculpté, puis peint. D’une seule pièce, il devient polyptyque au XIVe siècle et prend des dimensions croissantes pour devenir monumental au XVe siècle.
Le vitrail
Le vitrail n’est pas une invention médiévale. Le verre coloré était déjà utilisé par les Égyptiens et Romains de l’Antiquité. Il est rare durant la période romane, en raison de la taille des ouvertures sur les façades. C’est donc à partir de la période gothique classique qu’il triomphe. Le vocabulaire diffère selon l’emplacement dans l’église, mais n’est jamais fortuit. N’oublions pas que l’Église en est commanditaire et cherche toujours à faire passer un message. Au niveau inférieur, dans la nef et le déambulatoire, les vitraux sont narratifs. A la manière d’une « bande dessinée », ils représentent la vie de Jésus, Marie, de figures bibliques ou encore de saints, rois chrétiens. Comme ils sont proches du spectateur, les scènes sont de petite dimension. Le visiteur peut donc « lire »ces récits illustrés, destinés à élever l’esprit. Cela explique pourquoi la lecture se fait de manière ascendante : du matériel vers le spirituel, du terrestre, vers le divin.
Les verrières des niveaux supérieurs, moins proches et donc moins lisibles pour le fidèle, présentent des personnages en grande dimension. Les rosaces présentes sur la façade occidentale, bien qu’historiées, sont d’une lecture plus délicate. Si les vitraux intègrent des personnages, ils ont surtout pour rôle d’apporter lumière ET couleur à l’intérieur des nefs. Initialement évocatrices de la roue (de la Fortune mais aussi du cycle de la vie), les rosaces sont ensuite envisagées comme une rose symbolisant la Vierge.
Bien que roman et gothique soient souvent opposés, ils ne constituent pas deux styles en rupture. Le second s’inscrit bien dans la continuité du premier. La période romane amorce une renaissance architecturale, à partir de connaissances restreintes. La recherche permanente d’amélioration et de perfectionnement des bâtisseurs pour relever de nouveaux défis amène au gothique par des évolutions graduelles. Dans les faits, peu d’édifices religieux correspondent totalement aux canons de leur style. Il existe des édifices de transition, bâtis à cheval sur les deux périodes. Certaines églises romanes endommagées ont été partiellement rebâties en bénéficiant de nouvelles techniques. D’autres encore ont été agrandies et sont amputées d’une partie de leurs éléments romans. C’est le cas, par exemple, de l’abbatiale Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay. Elle est dotée d’une façade occidentale et d’une abside gothiques, tout en conservant une avant-nef et une nef romanes.
- Cabanot Jean et Lafargue Francis : Petit glossaire pour la description des églises. Dax : A.E.A.L., 1995
- Gombrich Ernst : Histoire de l’art. Paris : Phaidon, 2001
- Guyotjeanin Olivier (direction) : Population et démographie au Moyen Âge. Paris : Éditions du CTHS, 1995