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Potsdamer Platz est considérée comme emblématique de l’expressionnisme allemand et de l’œuvre d’Ernst Ludwig Kirchner en particulier. Cette toile fait partie d’une courte période picturale de l’artiste, désignée sous le nom de « cycle des scènes de rue berlinoise ». Que lui vaut cette distinction ? Est-ce uniquement parce que ces peintures ont échappé à la destruction par les nazis ? Il est évident que non, puisque l’Histoire de l’art l’estime représentative d’une époque et d’un mouvement artistique. Le cycle des scènes de rue, réalisé par Kirchner entre 1913 et 1915, est en rupture avec le style antérieur et postérieur du peintre. La série présente des personnages anonymes évoluant dans des lieux qui le sont tout autant. Or, Potsdamer Platz est l’une des rares exceptions, puisque les bâtiments figurés sont clairement identifiables.

Ernst Ludwig Kirchner, Potsdamer Platz, 1914,
huile sur toile, 200 x 150 cm, Neue Nationalgalerie, Berlin, Allemagne

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identité, sujets, composition, couleurs

Dans ce livre numérique, je vous présente des clés pour lire et comprendre les œuvres picturales par vous-mêmes.

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1. Une place inquiétante

La Potsdamer Platz (Place de Potsdam), telle que l’a connue Kirchner n’existe plus aujourd’hui. Les bâtiments qui la bordent, détruits par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, ont été rasés avant que la place ne soit coupée en deux par le Mur de Berlin. Cependant, de nombreuses archives photographiques et cartes postales touristiques du premier tiers du XXe siècle nous permettent de retrouver la place telle que l’artiste l’a vue.

Ce n’est pas la plus grande place du Berlin d’alors, mais c’est un important carrefour de la ville. Plusieurs axes routiers majeurs s’y croisent, de nombreuses lignes de tramway ainsi que le métro la desservent. Enfin, elle est bordée, sur son côté Sud-Ouest par la Potsdamer Bahnhof (gare de Potsdam). C’est d’ailleurs ce bâtiment que Kirchner dépeint à l’arrière-plan de son tableau. Même s’il la réduit à ses caractéristiques architecturales essentielles, la gare est reconnaissable. Il en représente les arcs en plein cintre s’élevant sur deux niveaux et la grande volée de marches menant à l’intérieur. Nous pouvons noter qu’il n’adopte pas un point de vue réaliste, dans la mesure où les marches semblent se trouver devant les arches, alors qu’elles se situent en réalité dessous. Afin que l’on identifie plus aisément la gare, il reproduit la grande horloge qui surplombe la façade. Elle indique minuit. En effet, bien que les bâtiments cachent le ciel, nous pouvons voir qu’il fait nuit.

Cette vue de la Potsdamer Bahnhof ne fait pas de doute, car, sur la gauche, Kirchner représente un édifice cylindrique surmonté d’une coupole, qui est également visible sur les images d’époque. C’est la Haus Potsdam (Maison Potsdam). Il s’agit d’un « palais de loisirs », c’est à dire un complexe récréatif regroupant salles de spectacle et de cinéma, restaurants, ainsi que le célèbre café Piccadilly, bar très couru avant la Première Guerre mondiale. Afin de compléter l’arrière-plan, l’artiste a ajouté, sur la droite, la rue longeant la gare, qui s’étire plus que de raison, et le mur Sud de la Brasserie Siechen.

La Potsdamer Platz est un lieu de transition. La population, affairée, s’y croise au gré des tramways, des métros et des trains. Berlin compte alors 2 millions d’habitants, sans ses faubourgs. Elle est également un lieu touristique, comme en témoignent les très nombreuses cartes postales produites dès la fin du XIXe siècle. On y trouve de nombreux hôtels et restaurants, mais également un jardin zoologique bordant sa partie Nord. L’agitation diurne laisse place à une vie nocturne tout aussi animée. La présence d’hôtels, de restaurants, cafés et espaces de loisirs en fait un point de ralliement des noctambules berlinois. Kirchner ayant choisi de situer la scène à minuit, c’est donc bien ce Berlin interlope qui l’intéresse.

Toutefois, la vision qu’il présente au spectateur crée immédiatement un malaise. Le décor urbain a quelque chose d’inquiétant. Il ne respecte pas les règles académiques de proportion et de perspective. Les édifices semblent se déformer sous notre regard. La gare paraît heurter la Haus Potsdam, comme si les bâtiments luttaient pour avancer vers nous. Le trottoir de l’esplanade s’étire vers le premier plan, formant un angle agressif. Comme dans toutes les scènes de rues berlinoises de l’artiste, les couleurs sont criardes, la touche prend la forme de traits hachés, juxtaposés de manière disruptive. Cela crée une sensation de déséquilibre ou de mouvement saccadé, dénotant une certaine influence du Futurisme italien.

2. Dénoncer le sort des femmes

Ernst Ludwig Kirchner, Potsdamer Platz (détail : hommes à l'arrière-plan)

Potsdamer Platz (détail : hommes à l’arrière-plan)

Dans le cadre posé par Kirchner, apparaissent deux types distincts de figures.

La première catégorie, qui se remarque immédiatement, est constituée par des hommes. Anonymes et tous identiques, ils sont vêtus de costumes noirs et portent un chapeau assorti. Cet accessoire indique qu’il ne s’agit pas là d’ouvriers, mais de bourgeois. La silhouette que leur confère l’artiste engendre de l’anxiété. Un physique étiré, une absence d’individualité liée à la schématisation de leur visage, ils semblent arpenter la place. Jambes effilées et en pointe jusqu’aux chaussures, leur démarche figée par le peintre crée des angles acérés, répondant de manière inversée à celui du trottoir. Comme dans une sorte de cauchemar, ils procurent une sensation d’insécurité, voire même de danger. On imagine aisément qu’il s’agit de rôdeurs ou de malfrats, animés d’intentions délictueuses. Le quartier attirant de nuit de nombreux touristes et fêtards, il est un terrain propice pour la pègre, très présente dans la grande métropole : pickpockets, escrocs cherchant à arnaquer les badauds, revendeurs de produits illicites1… L’artiste nous met sur la voie. Les hommes, avec leurs chapeaux arrondis et leurs silhouettes oblongues ne sont pas sans évoquer une forme phallique. Ce sont plutôt des hommes en quête de prostituées.

Ernst Ludwig Kirchner, Potsdamer Platz (détail : femmes de l'arrière-plan)

Potsdamer Platz (détail : femmes de l’arrière-plan)

Moins faciles à distinguer à l’arrière-plan du tableau, nous voyons trois silhouettes au ton rosé. Le quartier, doté de nombreux équipements de plaisirs, « offre » tous les plaisirs… Anonymes, elles se confondent presque avec la couleur de la gare. Elles font partie du décor. Et c’est, sans aucun doute, le propos de l’artiste, pour nous faire comprendre que la prostitution fait partie du paysage du quartier. Cependant, les hommes ne semblent pas s’intéresser à elles, mais plutôt aux deux femmes situées au premier plan. La direction que prennent les silhouettes masculines ramène en effet notre regard vers celles-ci. L’artiste les impose même à notre regard. Les dimensions de la toile, 2 mètres de hauteur sur 1,5 mètre de largeur, servent également cet objectif. Face au tableau, nous sommes directement confrontées à elles. D’ailleurs, la femme à robe bleue vient à notre rencontre.

Pour un contemporain de l’artiste, elles sont immédiatement identifiables : ce sont des prostituées. Dans une société dirigée par un empereur mégalomane (Guillaume II) et rétrograde, les femmes n’ont pas le droit de regarder les hommes avec insistance, sous peine d’une condamnation pour outrage aux bonnes mœurs ou racolage. Les prostituées, pour se signaler à leurs potentiels clients, portent donc des robes en rayonne2, ainsi que de nombreuses plumes. La brillance du tissu et le pennage3 qu’elles arborent, souvent d’autruche ou de casoar, leur a valu la dénomination de Kokotten : cocottes. Bien évidemment, personne dans la société allemande n’est dupe de cette grotesque supercherie, mais ce compromis hypocrite satisfait tout le monde. Les modèles de l’artiste sur cette toile sont les sœurs Erna et Gerda Schelling, toutes deux danseuses de cabaret et compagnes du peintre en 1914. Erna est dépeinte de profil. Elle porte un voile noir cachant son visage. Ce détail a vraisemblablement été ajouté par l’artiste dès le début de la guerre. C’est, pour Kirchner, une manière de dénoncer le sort des veuves de guerre. L’empire allemand leur verse une pension si dérisoire qu’elles en sont réduites à la prostitution pour survivre. Gerda, que Kirchner finit par épouser, est représentée de face. Elle semble regarder le spectateur, bravant l’interdit social. Cependant, elle est déshumanisée : son regard, limité à deux ovales noirs, semble vide. Telle un automate, la prostituée remplit son rôle sur la Potsdamer Platz. La position retenue par l’artiste pour représenter les deux femmes n’a rien de gratuit. Elles se trouvent sur un terre-plein circulaire, que l’on retrouve sur les photographies et cartes postales. Ce choix a plusieurs significations. D’une part, il isole les deux femmes du reste de la place. D’autre part, il constitue symboliquement un podium. Telles des mannequins de vitrine de grand magasin, elles sont offertes, tels des produits de consommation, au regard et à la concupiscence des hommes qui rôdent autour d’elles.

3. Un message politique et moderne

Une œuvre emblématique de l’engagement de Kirchner

Ernst Ludwig Kirchner, Rue avec une cocotte rouge, 1914-1925, huile sur toile, 125 x 90,5 cm, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid, Espagne

Ernst Ludwig Kirchner, Rue avec une cocotte rouge, 1914-1925, huile sur toile, 125 x 90,5 cm, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid, Espagne

La prostituée est présente dans tout le cycle des scènes de rue berlinoise. Mais ne nous méprenons pas. En aucun cas Kirchner ne fait la promotion ou l’apologie de la prostitution. Il ne porte d’ailleurs pas de jugement sur ces femmes, au contraire . En les mettant en avant, il dénonce leur condition. Réduites à des objets de désir et de plaisir, tels les produits de consommation que l’industrie allemande produit en masse, elles subissent leur sort. Leurs yeux vides et l’absence de sourire soulignent leur désincarnation et leur déshumanisation.

Ce topos sert avant tout l’engagement politique qu’il a pris en fondant Die Brücke (Le Pont), mouvement expressionniste allemand, qu’il crée à Dresde en 1905. À travers le manifeste du groupe, l’artiste invite à lutter, par tout moyen artistique, contre les conventions esthétiques bourgeoises héritées de la Renaissance. Cette contestation doit même s’étendre au domaine politique : bousculer la pesanteur et l’immobilisme idéologique incarnés par le Kaiser Guillaume II, dénoncer la schizophrénie de la société : moderne sur le plan industriel et mercantile, mais rétrograde et aveugle quant aux effets délétères qu’elle engendre sur le plan social. En effet, le développement rapide de l’industrie sidérurgique allemande transforme, en un quart de siècle à peine, toute la société : un exode rural massif accompagné d’une explosion de la population urbaine dont la métropole berlinoise est le désolant symbole. La pauvreté, accentuée par des conditions de vie et de travail déplorables pour les ouvriers au profit du capitalisme, ouvre la porte à toutes les dérives : alcoolisme, délinquance, violence. Pour schématiser, Metropolis, surnom donné à Berlin par les expressionnistes, produit des zombis (terme anachronique mais expressif). La mégalopole dévore l’âme de ses habitants : anonymat et déshumanisation de l’individu qui perd tout repère idéologique et moral. La ville devient l’angoissant et explosif creuset de toutes les errances de l’Humanité.

Cet engagement politique explique le style de Kirchner : compositions décentrées, couleurs vives sans rapport avec la réalité, abolition de la perspective, déformation des formes et des figures. Il préconise également de ne s’imposer aucune règle ni limite dans le geste artistique. Le sujet et le message doivent primer sur la forme : l’inspiration doit se traduire immédiatement dans le geste, sans réflexion ou référence aux règles académiques. Une telle approche est influencée par la parution, dès 1900, des premiers ouvrages de Sigmund Freud4, donnant naissance à la psychanalyse. Freud considère, dans son approche psychanalytique, que l’art n’est pas le reflet de la réalité, mais une traduction de l’inconscient de l’artiste, influencé par son contexte socioculturel.

Résonance de l’œuvre

Le mouvement Die Brücke (Le Pont) a été l’un des premiers à interpeler, directement et violemment, la société sur sa responsabilité vis à vis de l’Humanité : l’organisation mise en place par les dirigeants, quels qu’ils soient, a toujours des conséquences sur l’individu comme sur la collectivité et peut, à défaut d’attention, engendrer une dystopie. Celle des nazis leur fut, momentanément, fatale. Les expressionnistes ont été rangés parmi les « artistes dégénérés ». Le régime voulait se prémunir contre un art suscitant réflexion et contestation en adoptant une position simpliste : détruire les œuvres et éliminer les artistes. Fort heureusement, de nombreuses œuvres nous sont parvenues, cachées ou emportées par les artistes ou collectionneurs fuyant l’Allemagne. Elles nous parlent de la préoccupation d’artistes engagés politiquement et socialement et continuent de nous interroger. Ces œuvres et leurs artistes ont essaimé à travers le monde et inspiré nombre d’artistes modernes et contemporains.

L’hypersensibilité de Kirchner5 l’a conduit à produire une œuvre forte, où la forme sert le fond. Les sujets qu’il a abordés, il y a près d’un siècle au travers de sa peinture, notamment dans Potsdamer Platz, résonnent encore de nos jours. Bien avant le phénomène me too, il avait pris conscience et dénoncé la violence de la société à l’encontre des femmes. Sa perception du danger que constituent les mégalopoles est toujours un sujet vivace : surpopulation, annihilation de l’individualité noyée dans une masse anonyme, perte de repères spirituels et civiques, délinquance accrue… Son questionnement levait enfin le voile sur les conséquences des dérives d’une économie débridée, aliénant et réifiant6 les individus.

Glossaire et notes

  1. Revendeurs de produits illicites : le trafic de drogue existait déjà. Sigmund Freud a, dès 1885, publié Über Coca (Écrits sur la cocaïne), étude sur les effets de ce stupéfiant.
  2. Rayonne : aujourd’hui dénommée viscose, c’est une matière plastique d’origine végétale (cellulose) traitée chimiquement. Inventée par deux chimistes français en 1884, elle est destinée à imiter la soie. Son faible coût de fabrication l’a rapidement popularisée dans l’industrie du prêt-à-porter.
  3. Pennage : plumes des ailes de tout oiseau.
  4. Sigmund Freud : En 1900, il publie L’Interprétation du rêve ; en 1901, Psychopathologie de la vie quotidienne et, en 1905, Trois essais sur la théorie sexuelle.
  5. Hypersensibilité de Kirchner : Ernst Ludwig Kirchner, était un artiste hypersensible. Caractéristique des personnes que l’on regroupe aujourd’hui sous le terme valise de neuroatypique, l’hypersensibilité présente l’inconvénient d’amplifier intensément les émotions. Ce phénomène s’accompagne inévitablement d’une propension à la dépression, car la puissance de ces émotions conduit à une importante fatigue nerveuse et psychologique. Cet état, aggravé par une importante consommation d’alcool et de stupéfiants destinés à calmer ses angoisses, valut à l’artiste d’être réformé par l’armée en 1915 et le conduisit à plusieurs séjours dans des sanatoriums. Alors qu’il vit en Suisse, il détruit lui-même une partie de ses travaux et se suicide peu après l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie le 12 mars 1938), de peur que les nazis réitèrent leur action à l’encontre de son pays d’accueil.
  6. Réifier : transformer en chose, en objet.
  • Brandmüller Nicole, « The Expressionist in Berlin », in Ernst Ludwig Kirchner. Retrospective. Ostfildem : Hatje Cantz, 2010
  • Cabanne Pierre et Restany Pierre, L’Avant-garde au XXe siècle. Paris : André Balland, 1969
  • Dagen Philippe et Hamon Françoise (dir.). Époque contemporaine. Paris : Flammarion, coll. Histoire de l’art, 1999
  • Grisebach Lucius. Kirchner. Cologne : Taschen, 1999
  • Roters Eberhardt. « Berlin and German Expressionism » in Expressionism. A German Intuition, 1905-1920. New-York : The Solomon R. Guggenheim Foundation, 1980

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