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La Liberté guidant le peuple est un tableau mondialement célèbre, une icône du combat pour la liberté. Pourtant, il a été peint pour illustrer des événements contemporains de la vie d’un artiste nostalgique de l’Empire, plutôt partisan d’une monarchie vertueuse que d’une république. Il donne même à voir une foule désordonnée et débraillée en contradiction avec l’image que nous avons du tableau. Alors, y a-t-il une méprise sur l’interprétation de cette toile ?

La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix, 1830,
huile sur toile, 260 x 325 cm, Musée du Louvre, Paris, France

1. Un contexte historique tendu

Dès le mois de mars 1830, les relations entre le roi Charles X et la chambre des députés se tendent. Le roi veut réinstaurer des règles de l’Ancien Régime. Mais les élus du peuple s’y opposent, arguant que cela remet en cause les acquis de la Révolution française.

Portrait de Charles X

François Gérard, Charles X de France, 1825, 276 x 202 cm, huile sur toile, Château de Versailles, France

Décidé à obtenir gain de cause, Charles X publie plusieurs ordonnances le 25 juillet 1830. Dans l’une, il suspend la liberté de la presse pour museler l’opposition politique. Par une deuxième, il réforme le droit de vote, déjà censitaire, pour en durcir les conditions d’accès tout en favorisant l’aristocratie. Enfin, il dissout la Chambre des députés qui s’oppose à son pouvoir et convoque des élections pour le mois de septembre.

Cela provoque la colère des français. Du 27 au 29 juillet 1830, les parisiens s’insurgent et montent des barricades pour résister aux troupes royales. Au terme de ces trois jours ou « Trois Glorieuses » le peuple tient tête. Alors que Charles X fuit Paris, les députés, monarchistes à cette époque même lorsqu’ils sont libéraux, décident de donner à la France une nouvelle constitution et de mettre en place une monarchie constitutionnelle. Ne souhaitant pas le retour de Charles X, ils font appel à Louis-Philippe, Duc d’Orléans. Celui-ci accepte de prendre le titre de « Roi des Français », ce qui met fin, de fait, à la dynastie des Bourbons au profit de la branche cadette d’Orléans. Cet événement, un peu oublié aujourd’hui, nous est pourtant rappelé par la Colonne de Juillet, surmontée du Génie de la Liberté et dont le fût porte le nom des victimes, située sur la place de la Bastille.

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2. Un peintre romantique en pleine ascension

Portrait de Delacroix par Nadar

Nadar, Portait d’Eugène Delacroix, 1858, photographie, Médiathèque du patrimoine, Paris, France

En 1830, Eugène Delacroix est déjà un artiste reconnu. Dès sa première participation au Salon de 1822, il a été remarqué et l’État lui achète régulièrement ses toiles.

En 1824, suite au décès de Théodore Géricault, il devient de fait, le chef de file du mouvement romantique en peinture. Ce courant artistique cherche avant tout à mettre en avant le mouvement et susciter l’émotion chez le spectateur. Il s’oppose ainsi au mouvement néo-classique dont le style est plus figé.

Il ne participe pas aux Trois Glorieuses car il est alors enrôlé dans le corps des gardes protégeant le Musée du Louvre contre d’éventuels débordements du peuple. Il semble le regretter car, en octobre 1830, il écrit à son frère : « si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle ». Politiquement, il est libéral, sans être républicain. Il est partisan d’une monarchie respectueuse des droits et libertés des peuples.

Ce n’est donc qu’en septembre 1830 qu’il entreprend de peindre La Liberté guidant le peuple, en prévision du Salon de 1831.

3. Une œuvre « d’histoire contemporaine »

Delacroix présente son tableau en avril 1831, sous le titre de Scènes de barricades, bien qu’il apparaisse dans le catalogue sous : Le 28 juillet ou La Liberté guidant le peuple.

L’œuvre est réalisée à la peinture à l’huile, technique la plus complexe, mais aussi la plus noble en peinture. Elle est au format paysage et emprunte les caractéristiques de la peinture de guerre, notamment son format : 2,60 m de hauteur sur 3,25 m de longueur. Ces choix ne sont pas fortuits, l’artiste les réalise pour hisser sa représentation à la hauteur des grandes peintures d’histoire déjà reconnues : Le sacre de Napoléon de Jacques-Louis David, La bataille d’Eylau d’Antoine-Jean Gros,… Delacroix insiste ainsi sur le caractère historique de l’événement et participe à la construction d’une iconographie destinée à la mémoire des générations futures.

4. Composition et plans

Le tableau a une composition pyramidale intuitivement détectable. Un axe part du pistolet du garçon jusqu’au bord du drapeau. Un second part du profil du visage du cadavre dénudé, et se prolonge en suivant la hampe du drapeau.

Comme pour la construction, le nombre de plans est assez perceptible. Le premier plan est occupé par les morts. Deux soldats royaux à droite, un garde suisse et un cuirassier, ainsi qu’un homme nu, sur la gauche. Les lignes sont essentiellement horizontales, ce qui n’est pas étonnant, puisqu’elles symbolisent le calme, l’immobilité, la mort.

Composition de l'oeuvreElles contrastent d’ailleurs fortement avec le second plan dont les lignes obliques ou verticales sont signes de dynamisme, de mouvement et donc de vie. Ce plan présente l’ensemble des personnages identifiables, qui avancent vers le spectateur.

Le troisième plan, plus voilé donne le contexte général de l’œuvre. Une foule derrière les personnages principaux et des constructions. La présence des tours de la cathédrale Notre-Dame donne au spectateur un repère géographique pour situer la scène à Paris. Selon Alexandre Dumas, Eugène Delacroix alors cantonné au Louvre, s’enflamma en voyant le drapeau tricolore flotter sur les tours de la cathédrale. Il retranscrit cette scène dans son tableau, même si l’étendard et son porteur ne sont vraiment bien visibles que devant l’œuvre.

5. Des personnages symboliques

Les principaux personnages occupent le premier et le second plan. Ils ont chacun une fonction symbolique.

Au premier plan

Le garde suisse est reconnaissable à son uniforme bleu rehaussé de rouge. Depuis 1573 son rôle est d’assurer la protection rapprochée du roi. Mort en tentant de contenir le peuple, il représente ici la défaite du roi Charles X, mais aussi celle de l’Ancien Régime.

Le cuirassier participe de la même symbolique. Pourtant à cheval et lourdement armé, il n’a pas résisté à la force du peuple en colère.

Le cadavre dénudé est situé à l’opposé des soldats. Ce n’est pas un hasard. Il incarne le sacrifice du peuple qui se bat pour ses droits. Dévêtu, il perd toute identité sociale. Mais peu importe, il personnifie l’héroïsme des anonymes de cette révolution.

Au second plan

A gauche du tableau, se tient un homme. Besace en bandoulière, béret, tablier, il est mal rasé. Il est armé d’un sabre, sûrement récupéré sur un soldat décédé. Il personnifie les ouvriers.

A sa gauche, on trouve un homme très différent. Il est vêtu à la mode de son temps : chapeau haut de forme, cravate, gilet et redingote. Il faut noter qu’il est armé d’un fusil de chasse. On pourrait penser à un bourgeois, mais son pantalon, large, fait plutôt penser à un ouvrier. Il représente la classe des employés (journalistes, contremaîtres,…).

Devant lui, à genoux, se tient un homme en pantalon noir, portant une tunique bleue et un foulard sur la tête. Il symbolise les paysans ou les journaliers. Il semble regarder, voire implorer la femme qui porte le drapeau.

Buste d'Attis portant le bonnet phrygien

Buste d’Attis portant le bonnet phrygien, artiste inconnu, IIe siècle ap. J.-C., Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de France, Paris, France

Sur la droite du tableau, le garçon est un enfant du peuple. Il porte un béret, un gilet, un pantalon rapiécé. Sa gibecière, ornée d’un blason a sûrement été prélevée sur un soldat mort, de même que les deux pistolets. Il incarne une jeunesse engagée qui se bat pour son avenir. Il aurait inspiré à Victor Hugo le personnage de Gavroche, dans Les misérables (Livre 1, chapitre 1 à 3, partie V, Livre 1, chapitre 15). Un point d’entrée sur cette œuvre monumentale peut être une de ses nombreuses adaptations cinématographiques, télévisuelle ou encore en dessin animé ; la comédie musicale de Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil ou encore des adaptations en bande dessinée ou manga.

On peut signaler, au troisième plan, la présence d’un bicorne. Il représente ici les polytechniciens, dont l’école, créée sous la Révolution Française, est alors malmenée par le roi.

Le personnage principal

Selon le titre de l’œuvre, et comme elle est la seule femme représentée, il ne peut s’agir que de la Liberté. Elle est d’ailleurs placée au centre du tableau et plus haut que tous les personnages. Mais la liberté est une idée, pas une personne. Aussi celle qui l’incarne est appelée une allégorie.

Statue de Vénus

Venus Pudica, artiste inconnu, IIème siècle ap. J.C., marbre de Paros, Musée National d’Archéologie, Athènes, Grèce

Alors que l’ensemble de la scène, malgré des tons essentiellement chauds, est plongé dans une certaine pénombre, la femme est baignée par la lumière et se détache grâce au nuage de fumée blanc se trouvant derrière elle.

Pieds nus, elle s’apprête à franchir la barricade. Son pied gauche en avant, elle regarde les émeutiers pour les galvaniser dans cet assaut. Elle s’apprête à passer sur les cadavres : la liberté ne craint pas la mort ! C’est une fille du peuple. Un peu rougeaude et sale, la peau hâlée, elle est débraillée. On voit non seulement sa poitrine, mais aussi des poils sur ses aisselles. Pourtant, il se dégage d’elle une force, une dignité et une détermination sans faille. A quoi doit-on ce contraste ?

Tout d’abord, sa posture et sa robe drapée renvoient à l’iconographie antique. En effet, elle rappelle les statues grecques. D’ailleurs, Delacroix la peint de profil, montrant un front et un nez situés sur une même ligne droite, légèrement fléchie à leur point de jonction. C’est ce que l’on appelle le profil grec.

Enfin, elle porte le bonnet phrygien. Symbole d’émancipation des esclaves grecs, il a été adopté par les sans-culottes durant la Révolution Française. L’artiste le représente tout proche du drapeau tricolore qui trouve également son origine à la même époque. On peut noter que la Liberté porte le drapeau de la main droite et donc son fusil à baïonnette dans la main gauche. Serait-elle gauchère ? C’est très peu probable. En revanche, symboliquement, la droite représente le bien, la justice. C’est aussi la place du défenseur dans un procès et celle des Élus le jour du Jugement Dernier.

6. L’ambition de l’artiste

Cette peinture peut surprendre de la part d’un artiste rejetant toute forme de vulgarité, nostalgique de l’Empire, libéral, favorable à une monarchie constitutionnelle mais en aucun cas républicain. Sa peinture présente un peuple sale, dépenaillé autant qu’indiscipliné et enclin à la violence. La Liberté, malgré des atours rappelant l’Antiquité, n’en est pas moins torse et pieds nus avec un visage rougeot. Et des poils sous les bras ! Alors, quelle est l’ambition de l’artiste au travers de cette œuvre ?

Il souhaite montrer son patriotisme et rendre hommage au peuple, qui n’a pas hésité à se révolter lorsque Charles X a tenté de bafouer des droits acquis suite à la Révolution Française. Tous les personnages représentent des composantes du peuple. Et s’il a voulu une liberté quelque peu négligée, contraire aux représentations classiques et un peu hiératiques, c’est qu’il souhaite montrer que cette liberté est engendrée par ce peuple.

Coiffée de son bonnet phrygien, elle incarne aussi les idéaux de la Révolution Française. Seins nus, elle est aussi une mère, n’hésitant pas à se battre pour défendre ses enfants. La présence du garçon à ses côtés, détaché des autres personnages renforce cette idée.

Elle est un peu sale, certes. Mais n’a-t-elle pas été salie parce que bafouée par Charles X ?

7. Une œuvre universelle

La Liberté, tableau néoclassique

La Liberté, Jeanne-Louise Vallain, 1793, huile sur toile, Musée de la Révolution française, Château de la Vizille, France

L’œuvre a été fraîchement accueillie au Salon de 1831. Si certains y voyaient l’exaltation liée aux événements récents, beaucoup ont été choqués par une Liberté présentée comme une poissarde débraillée, trop humaine avec sa crasse et sa pilosité. Delacroix tord le coup aux représentations idéalisées d’une Liberté régnante et, par la même occasion, fait la nique aux néo-classiques.

Louis-Philippe achète néanmoins la toile pour les collections nationales. Mais l’œuvre est vite retirée du Salon, le directeur des Beaux-Arts craignant qu’elle ne donne des idées de révolte. Elle est ensuite peu exposée (Exposition Universelle de 1855) avant d’être installée au Musée du Louvre en 1874, où elle rencontre un vif succès.

L’œuvre a ensuite dépassé l’intention de l’artiste.

Le nationalisme promu par la IIIème République contribue à donner un écho à cette œuvre. Elle est devenue un symbole républicain, figurant ainsi sur des billets de banque, des timbres d’usage courant. Elle est même devenue Marianne, incarnation de la République Française, dont le buste trône dans toutes les communes de France. Son empreinte dans notre culture est telle qu’elle a même investi la culture populaire : photojournalisme, publicité, caricatures, street art.

Elle inspire également les artistes. La statue de la Liberté, par exemple, en est une évocation. Cette œuvre du sculpteur français Auguste Bartholdi a en réalité pour titre: La Liberté éclairant le monde. Cette sculpture monumentale a la même portée symbolique que la Liberté de Delacroix. Offerte aux États-Unis en 1886, elle célèbre le centenaire de la Déclaration d’indépendance américaine.