Le thème représenté par Pieter Brueghel l’Ancien1 en 1559 n’est pas inédit. En effet, il a déjà été illustré par plusieurs de ses prédécesseurs et contemporains. L’atelier de Bruegel a d’ailleurs produit, approximativement à la même époque, une autre peinture consacrée à ce thème. Cependant, toutes les œuvres ont en commun de se focaliser sur le sujet. Aussi, Le tableau de 1559 pose question. Pourquoi n’accorder au sujet qu’une petite part du champ de la représentation ? La multitude des personnages et des saynètes n’a-t-elle qu’une fonction décorative ? Nuit-elle à la lecture d’ensemble ou la renforce-t-elle ? L’artiste, déjà expérimenté, a peut-être voulu représenter autre chose que cet événement populaire et le titre, de convention, trompe-t-il le spectateur sur la véritable ambition de l’artiste ?
Découvrir la peinture
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Dans ce livre numérique, je vous présente des clés pour lire et comprendre les œuvres picturales par vous-mêmes.
En savoir plus1. Carnaval et Carême
Les sources de la représentation
Le « combat » de Carnaval et Carême trouve sa source dans les contes médiévaux. Il devait être populaire ou important, puisqu’il a été fixé par écrit2 dès le XIIIe siècle. Par ailleurs, les archives royales espagnoles révèlent que le roi Philippe II d’Espagne possédait une peinture de Jérôme Bosch (1450-1516) représentant ce sujet. Ce tableau est aujourd’hui perdu, mais il a inspiré des suiveurs de Bosch, puisque plusieurs œuvres à la composition très semblable nous sont parvenues.
Les représentations, inspirées du conte, mettent en scène une personnification du carnaval et du carême, dans un combat symbolique.
Carnaval est l’incarnation de la joie de vivre, de la fête, mais aussi des excès de tous ordres. Il est toujours entouré de victuailles riches et grasses, notamment carnées, à base d’œufs ou de dérivés lactés, ainsi que de toutes leurs combinaisons culinaires : tourtes, gâteaux, gaufres… L’embonpoint est l’un de ses principaux traits. Il est accompagné d’une suite bigarrée de personnes costumées et bruyantes. Par opposition, Carême est la manifestation de l’ascèse. Maigre, voire décharné, il est accompagné d’une nourriture frugale : pains, poissons et coquillages (notamment des moules). Sa suite est composée de dévots.
L’affrontement symbolique des deux caractères se déroule traditionnellement le dernier jour du carnaval, soit le jour de Mardi Gras. Dès le lendemain, c’est à dire le Mercredi des Cendres, débute le carême. Instaurée par l’Église, cette période de 40 jours prescrit aux catholiques un retour aux vertus chrétiennes (foi, espérance, charité). L’objectif est la purification du corps et de l’âme pour se préparer à la plus grande des fêtes chrétiennes : Pâques, jour de la Résurrection du Christ. Les préceptes religieux incitent donc à la prière, à la confession des péchés, mais aussi à l’abstinence. Cette dernière injonction comprend le jeûne et surtout de nombreux interdits alimentaires, notamment la viande et les œufs. De là vient le mot carnaval, issu de l’italien carne vale, signifiant adieu à la viande. Bien que populaire et profane, le carnaval prend ainsi un sens religieux : on se hâte de consommer ce qui va être interdit pendant 40 jours, au cours de festivités (chant, danse, jeux…) qui le seront également.
La représentation de Bruegel
L’artiste ne déroge pas à la tradition de son temps, dans le portrait qu’il dresse des deux incarnations.
Carnaval est un homme bedonnant, sorte d’archétype rabelaisien. En guise d’arme, il agite une broche agrémentée d’une tête de porc, d’une volaille, d’une saucisse et de petits gibiers. Il arbore également un coutelas3 à sa ceinture, signe de son appartenance à la confrérie des bouchers. De fait, il a longtemps été d’usage de choisir Carnaval dans cette corporation, hommage populaire à cette profession qui, en raison des interdits religieux, devait fermer boutique durant toute la durée du Carême. Juché sur un tonneau de bière, ayant pour blason un jambon, il use d’une marmite comme étrier et d’une tourte comme heaume4.
Sa suite est hétéroclite. Nous y retrouvons des attributs traditionnels du carnaval : une marmite couvre-chef, un balai porte-chandelles, des masques et déguisements, des coiffes tricornes ou pointues rappelant celle des fous, des instruments de musique, dont un gril frotté avec un couteau. Si tous les personnages mériteraient l’attention, nous signalerons ici la porteuse de table que nous trouvons déjà sur les représentations des suiveurs de Bosch et qui a vraisemblablement inspiré Brueghel. Dans sa main gauche, elle tient une chandelle allumée. Du temps de l’artiste, cet élément est employé pour symboliser la folie, ici celle, momentanée, du carnaval. En queue de cortège, nous remarquons un personnage masqué, collier d’œufs autour du cou, vêtu d’un costume de paille. Ce dernier évoque le bonhomme hiver, ou le carnaval, que l’on brûle, encore aujourd’hui, à la fin des festivités. Il porte un plateau de gaufres, pâtisserie de fête, que les carnavaliers quêtaient auprès de la population. À sa ceinture, une boîte à sel. Ce condiment, objet de nombreuses croyances mystiques (païennes comme chrétiennes), symbolise l’amitié parce qu’il se partage comme le pain. C’est aussi l’ingrédient indispensable des salaisons de viandes.
Carême est, d’évidence, en totale opposition avec Carnaval. Incarné par une femme qui était surnommée « la vieille de carême », elle correspond à l’image qui vient lorsque l’on parle d’une « face de carême ». Maigre, visage émacié au teint verdâtre, elle semble presque mourante, comme déjà épuisée avant même les 40 jours de jeûne. Sa robe grisâtre est serrée à la ceinture par un chapelet et ses pieds sont nus dans des socques. Au côté, elle porte également une boîte à sel. En guise de lance, elle arbore une pelle de boulanger, supportant deux poissons. Son char, tiré par un moine et une nonne, est dépouillé : du pain (sans levain), des bretzels, un panier tressé et une marmite de moules. Elle est assise sur un prie-dieu, dont le dossier est agrémenté d’un chapelet d’oignons, aliment de carême. Ce portrait, non dénué d’un humour érasmien5, est complété par un élément totalement irréaliste : une ruche de paille tressée en guise de couvre-chef. La ruche est ici symbolique de l’Église : une communauté organisée et travaillant de concert dans un objectif commun. Le miel, aliment naturel à forte connotation mystique est le seul élément sucré autorisé pendant le carême.
Sa représentation par Bruegel est originale. Elle tranche totalement avec celles que nous avons déjà vues, où le visage de Carême est caché par la table qu’il porte. Elle contraste également avec une œuvre contemporaine, issue de l’atelier de l’artiste, conservée au Museum of Fine Art de Boston (USA). La « vieille de carême », bien que svelte, y est dépeinte encore avenante et combattive. Aussi, le choix d’une figure épuisée et souffreteuse, alors que la scène se déroule la veille du début du carême pose question.
Le cortège de Carême est relativement homogène. Nous relevons un protagoniste portant sur la tête un plat de poisson, pendant de la porteuse de table dans le cortège de Carnaval et rappel de la représentation des suiveurs de Bosch. Un autre porte un panier, contenant bretzels et souliers : objets collectés durant le carême à l’attention des pauvres.
Le combat symbolique de Carnaval et Carême est un événement populaire se déroulant en fin de carnaval, au plus tard le jour de Mardi Gras. Or, plusieurs éléments figurés dans le clan de Carême sont discordants avec ce moment. Carême, comme la majorité de sa suite, porte sur le front une croix de cendres. Or, cette marque n’était apposée par le prêtre que le Jour des Cendres (le lendemain du Mardi Gras). Enfin, les enfants agitent des martelets de carême. Si cet objet était utilisé, ce n’était que durant le triduum pascal6, donc à la toute fin de la période des 40 jours de jeûne. Comment interpréter cette synthèse des différents moments du carême ?
2. Des interprétations discutables
La lecture dichotomique
De nombreux exégètes ont vu dans le tableau de Brueghel une opposition dichotomique (profane/sacré, laïc/religieux, gourmandise/frugalité…) incarnée par Carnaval et Carême au premier plan. Il est certain que le titre de convention incite à une telle lecture. Si nous admettons une composition suivant l’axe vertical du champ de représentation, la lecture est effectivement acceptable. La moitié gauche du tableau comprend le cortège de Carnaval et de nombreux éléments associés à cette fête permissive (taverne, femmes cuisant des gaufres, joueurs de dés symbolisant les jeux de hasard et d’argent…). La moitié droite comprend, pour sa part, de nombreuses références à la vie religieuse (Carême, l’église, l’aumône faite aux pauvres, les marchandes de poissons…). Mais une telle lecture reste insatisfaisante. En effet, elle n’explique pas pourquoi l’artiste a réduit son sujet au premier plan, tiers inférieur de son tableau. Le second et l’arrière-plan ne seraient-ils donc que décoratifs ? Pourquoi une telle prolifération de personnages alors que l’artiste aurait pu se contenter de suivre la tradition picturale de son temps en se focalisant sur la confrontation ?
La lecture politique
Certains historiens de l’art ont voulu voir dans le tableau une allégorie politique opposant catholiques et protestants. Les premiers observent le Carême, quand les seconds le rejettent. Certes, au moment où Bruegel réalise son œuvre, des ouvrages majeurs contestant les pratiques catholiques ont été publiés :
- Érasme (1466-1536), Éloge de la folie, en 1511 ;
- Martin Luther (1483-1546), La Dispute sur la puissance des indulgences, ouvrage fondateur de la Réforme, en 1517 ;
- Jean Calvin (1509–1564), L’Institution de la religion chrétienne, en 1536.
Toutefois, en 1559, le Concile de Trente (1545-1563) demandé par Martin Luther n’est pas achevé. L’époque est donc au dialogue œcuménique et la répression contre les protestants n’est pas encore à l’ordre du jour. Le tableau ne peut donc pas vraiment être considéré comme une réaction de Brueghel aux événements politiques de son temps. Enfin, le travail de l’artiste montre plus un intérêt pour la vie rurale et les scènes religieuses que pour la politique.
Le problème du titre
Le titre est un titre de convention. Il a sans doute été retenu par référence aux œuvres précédentes. Mais il a pour effet de limiter notre approche à l’aune de la dualité supposée. En effet, la notion même de « combat » peut être interrogée dans le présent tableau. Carême a les yeux dans le vide et, contrairement à sa représentation dans le tableau conservé à Boston, ne semble ni combattif, ni vivre l’instant. Tout comme le moine et la nonne qui tirent le char : ils sont en pleine discussion. Enfin, les chars ne sont pas dans une trajectoire destinée à la confrontation. Ils vont juste se frôler.
Carnaval n’est pas plus concentré sur son rôle. Il regarde le peintre et, de ce fait, le spectateur. Il faut relever que c’est la seule figure du tableau à le faire. Par conséquent, nous pouvons interpréter son geste de la main gauche comme un salut à notre attention. De fait, tous les autres personnages sont concentrés sur la saynète à laquelle ils appartiennent. Il n’y a aucun signe de communication entre les différents groupes. C’est d’autant plus curieux que le combat de Carnaval et Carême constitue l’acmé7 du carnaval et qu’il le clôture. L’événement devrait donc rassembler tout le village, ce qui n’est pourtant pas le cas.
3. Scène de genre ou allégorie ?
La représentation de figures anonymes dans leurs activités quotidiennes ne fait ici pas de doute. Nous sommes bien face à une scène de genre. Nous pouvons considérer que la multitude de personnages, circonscrits par petits groupes, dépeint différents aspects de la vie villageoise, durant un carnaval, au milieu du XVIe siècle. Toutefois, Brueghel a produit, la même année, Les Proverbes flamands. Ce tableau met également en scène une foule de personnages, groupés dans des saynètes indépendantes, illustrant chacune un proverbe. L’artiste va donc au-delà de la simple représentation de son époque. Son procédé semble identique dans Le Combat de Carnaval et Carême : chaque groupe est porteur d’un sens précis, indépendant des autres. Nous avons, par exemple, déjà relevé que Carême et sa suite portent des croix de cendres, signe du début du carême, et que certains agitent des martelets de carême, utilisés seulement durant les trois jours précédant Pâques. L’artiste étend donc sa représentation vers le temps pascal. Une observation attentive des saynètes placées sur la moitié droite du tableau nous le confirme.
Selon Claude Gaignebet8, Brueghel a intégré les principaux éléments du cycle pascal, dans un mouvement ascendant. Si nous considérons que le jeune homme agitant le drapeau marque le début du carême, nous pouvons effectivement reconnaître le Mercredi des Cendres grâce aux croix sur le front des membres du cortège de Carême. Une large zone représente ensuite le carême : les poissonnières symbolisent les prescriptions alimentaires et les pauvres recevant l’aumône les actes de dévotions attendus durant cette période. Le groupe de femmes sortant de l’église tient des rameaux, rappel du dimanche précédent Pâques qui inaugure la Semaine Sainte et commémore l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem. De part et d’autre de la porte Sud de l’église, la présentation de reliques et les statuettes recouvertes en signe de deuil évoquent le Vendredi Saint, jour de la Passion et de la mort du Christ. Le prêtre, dans la pénombre, bénit les fidèles venus se confesser, passage obligatoire vers l’absolution des péchés, permettant de recevoir la communion le jour de Pâques. Enfin, la foule sortant de l’église par le portail occidental incarne la sortie de la messe de Pâques. La maison autour de laquelle des femmes, bras nus, s’affairent convoque le Lundi de Pâques, qui, traditionnellement, était le jour du Renouveau et l’occasion de ce que nous appelons aujourd’hui « le grand ménage de printemps ».
Si ce raisonnement est tout à fait recevable, la conjonction de l’utilisation des martelets de carême avec le Jour des Cendres pose question dans cette chronologie. Claude Gaignebet y voit une allégorie de la fin du carême. Les martelets étaient agités par des enfants, durant les trois jours précédents Pâques. Ils avaient pour fonction d’informer les fidèles du début des messes, car on ne sonnait plus les cloches des églises : deuil lié à la Passion du Christ, mais aussi parce que celles-ci étaient symboliquement parties à Rome pour en rapporter la nouvelle de la Résurrection. Autrement dit, les martelets de carême, qui marquent la fin de cette période, chassent Carême plutôt qu’ils ne l’accompagnent. La figuration d’un Carême épuisé par les 40 jours de restrictions alimentaires appuie d’ailleurs une telle lecture.
Dans ce cadre, nous pouvons légitimement nous demander de quelle manière s’articule la moitié gauche du tableau. Que symbolisent les saynètes autonomes et se réfèrent-elles à d’autres éléments calendaires ? Un détail, peu visible car situé tout à l’arrière-plan, a interpelé les historiens de l’art : les arbres.
Nous pouvons constater que les arbres situés à gauche sont dénudés, quand ceux situés à droite arborent de jeunes feuilles. Nous serions donc dans deux temps différents, juxtaposés par l’artiste. C’est encore l’aide des ethnologues et folkloristes qu’il faut solliciter pour comprendre les traditions populaires du XVIe siècle, et leurs liens éventuels avec le christianisme.
Tout à l’arrière-plan, au pied de la maison la plus éloignée, nous remarquons un feu autour duquel se sont massés des villageois. Ces bûchers, qui se dressent encore aujourd’hui à la Saint Jean (solstice d’été), étaient également une tradition païenne du solstice d’hiver, coïncidant approximativement à la fête chrétienne de Noël. Juste à gauche de cette saynète, nous distinguons une maison, fortement illuminée, dont la porte est ouverte. En nous approchant, nous notons que trois personnages couronnés baignent dans cette abondante lumière. La majorité des historiens de l’art s’accordent pour y reconnaître une illustration de l’Épiphanie (le 6 janvier), jour où les trois rois mages, guidés par une très brillante étoile sont venus révérer Jésus, révélant ainsi au monde l’incarnation de Dieu dans un Homme.
Juste au-dessous, une procession avance vers la place du village. Les costumes spécifiques des personnages, ainsi que l’enseigne qu’ils suivent, se retrouvent dans une gravure de Claes Jansz Visscher, réalisée en 1608. La légende de cette estampe nous permet de comprendre qu’il s’agit d’une procession de lépreux, se déroulant traditionnellement le second lundi de janvier, le Koppermaandag (Lundi de cuivre). Elle permettait à ces exclus de la société de quêter boisson et nourriture, au cœur de l’hiver.
Un enfant, juché sur un tonneau, boit sous les acclamations de ses camarades. Cette saynète marque l’élection du roi des enfants de carnaval, dans les écoles. Elle se déroulait souvent lors du jeudi gras9, soit le jeudi précédent Mardi Gras.
Dans la rue partant vers l’Ouest, un petit groupe costumé interprète une pièce inspirée d’un roman médiéval : Valentin et Ourson10. Ce drame mêle mythe de l’homme sauvage et injustice. Cette saynète de Brueghel évoque l’ours, censé, selon les croyances populaires, sortir de son hibernation au moment de la Chandeleur, le 2 février.
Tout à gauche du tableau, dans une opposition délibérée à l’église, une importante saynète représente une taverne. « L’auberge de la nef bleue », nom attribué par les historiens de l’art, fait référence à l’enseigne représentant une barque bleue. Celle-ci fait d’ailleurs écho au support du tonneau que Carnaval chevauche et lie les deux saynètes.
L’adoption de cette dénomination n’est pas fortuite. La nef est une référence à l’un des inspirateurs de Brueghel, Jérôme Bosch, et particulièrement à La Nef des fous, tableau lui-même motivé par un roman médiéval alsacien éponyme, évoquant la dérive de l’Humanité sur un navire sans gouvernail. Le choix de la couleur bleue est également volontaire de la part de l’artiste. Elle est une référence au blauwe maandag. Dans la culture flamande, le lundi bleu se déroule la veille de Mardi Gras. De plus, « faire le lundi bleu » signifie « faire la fête », en Flamand. La combinaison des deux références (La Nef des fous et le lundi bleu) est largement illustrée par Brueghel. L’auberge est comble. À l’étage, un joueur de cornemuse, ivre ou ayant trop mangé, vomit par une fenêtre, tandis que deux amants s’embrassent discrètement près d’une autre fenêtre. Devant l’auberge, des acteurs jouent une farce, Les Noces de Mopsus et Nysa11, pendant que le public se livre, selon toute vraisemblance, à un charivari12.
L’ensemble de ces indices conduit à penser que la partie gauche du tableau illustre les moments importants de la vie communautaire entre Noël et Mardi Gras. Dans un mouvement descendant, nous pouvons retrouver Noël, l’Épiphanie, le Koppermaandag, la Chandeleur et enfin la période du carnaval qui précède le carême.
À l’aune de l’ensemble des éléments, nous pourrions donc conclure à un calendrier allégorique du rythme de la vie villageoise entre Noël et Pâques. Ces deux événements sont les plus importants de la vie chrétienne. Noël marque la naissance de Jésus et Pâques sa résurrection, soit sa re-naissance. Autrement dit, Le Combat de Carnaval et Carême serait une illustration du cycle christique. Dieu s’incarnant aussi dans sa création, la nature, un parallèle avec les cultes païens liés au cycle solaire (et à leurs survivances dans les coutumes populaires), et donc de la nature, est envisageable. En effet, Noël suit de près le solstice d’hiver. Cette fête survient donc au moment où les jours commencent de nouveau à s’allonger. Elle incarne l’espoir d’un retour à une période propice à la vie : plus de lumière, l’expectative d’un temps clément et de récoltes abondantes… Pâques survient au printemps, période de re-naissance de la nature, donc de la vie. Le passage du Mardi Gras au Mercredi des Cendres matérialiserait donc la césure entre le temps de l’espoir et la concrétisation de ce dernier. N’oublions pas que le XVIe siècle constitue une période transitoire entre le Moyen Âge et l’époque moderne, qui voit le développement des sciences. Les croyances mystiques, magiques et superstitieuses sont encore très vivaces. Le cycle représenté ici par Brueghel pourrait ainsi se poser en hériter des calendriers médiévaux que l’on trouve dans les églises ou sur leurs portails comme celui de l’abbaye de Vézelay.
Cette lecture ne fait pas consensus auprès des historiens de l’art. Il faut donc l’aborder avec précaution. Certains experts se sont attachés à décrire les différentes saynètes, sans toutefois réellement proposer de théorie sur la signification d’ensemble du tableau.
Glossaire et notes
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- ↑ Pieter Brueghel l’Ancien : l’orthographe du nom reste, encore aujourd’hui, incertaine. On trouvera le nom de l’artiste sous la forme Brugehel, comme Bruegel.
- ↑ Recueil de fabliaux, dits et contes en vers : ouvrage enluminé sur parchemin, conservé à la Bibliothèque Nationale de France (Ms. fr. 837, f. 21-24).
- ↑ Coutelas : grand couteau de cuisine.
- ↑ Heaume : casque médiéval de cavalier, emblématique de la chevalerie du XIIe au XIVe siècle.
- ↑ Érasmien : référence au philosophe Érasme et à son humour caustique dans l’Éloge de la Folie.
- ↑ Triduum pascal : du Latin « tri duum », soit les trois jours précédant les Pâques chrétiennes (jeudi, vendredi et samedi saints).
- ↑ acmé : point d’intensité maximal, apogée, paroxysme.
- ↑ Claude Gaignebet : ethnologue spécialiste du folklore français (1938-2012).
- ↑ Jeudi gras : Il ne faut pas perdre de vue que les dates des festivités liées aux carnavals sont mobiles. Elles dépendent de celles de Pâques, définies par l’Église selon un calendrier lunaire.
- ↑ Valentin et Ourson : roman de chevalerie (voir ci-dessous) ayant des sources et prolongements dans toute l’Europe, notamment dans les contes et mythes populaires de l’homme sauvage et de l’ours (Valentin et Orson, Valentin und Nameloos, Valentin et Sansnom, Jean de l’Ours, Joan de l’Ós, Baxajaun…)
- ↑ Les Noces de Mopsus et Nysa : farce populaire médiévale (voir ci-dessous).
- ↑ Charivari : Bruit produit par des percussions (poêles, casseroles…), accompagné de cris et de huées, qu’un groupe de gens faisait à la suite d’un mariage jugé mal assorti ou inconvenant.
Valentin et Orson.
Ce roman de chevalerie conte l’histoire de la femme d’un empereur de Constantinople, injustement répudiée alors qu’elle est enceinte. Errante, elle accouche de jumeaux dans une forêt. Alors qu’elle est partie en quête de nourriture, l’un des nouveaux-nés est recueilli par une ourse, l’autre par Pépin Le Bossu, fils illégitime de Charlemagne. Le premier devient un homme sauvage, le second chevalier. Ils se croisent un jour et sont amenés à combattre. Valentin bat Orson et l’amène à la cour de Pépin, qui le baptise. Ensemble, ils affrontent ensuite un chevalier. Ce dernier, défait, leur déclare qu’ils sont en fait frères. Il leur confie un anneau d’or, devant les introduire auprès de sa sœur Esclarmonde, en possession d’un casque divinatoire, qui révélera la vérité. Arrivés à destination, ils découvrent leur fraternité et que leur mère est détenue par un géant. Valentin épouse Esclarmonde, avant de partir avec Orson, jusqu’en Inde, pour retrouver leur mère, puis leur père à Constantinople.
Les noces de Mopsus et Nysa.
Cette farce trouve sa source dans Les Bucoliques, de Virgile (70-15 avant notre ère). Cette satire traite de la passion amoureuse et pourrait se résumer par « l’amour rend aveugle ». En effet, Mopsus, amoureux de Nysa, ne voit pas qu’elle est une femme de mauvaise vie. La farce médiévale met en scène un acteur déguisé en femme, vêtue de haillons et sale, symbolisant sa nature douteuse. Dans ce théâtre de rue, le public joue le rôle de la société qui, par un charivari, essaie de faire prendre conscience au jeune homme de son mauvais choix.
- Caro Baroja Julio. El Carnaval. Analisis historico-cultural, Madrid : Taurus, 1965.
- Gaignebet Claude. « Le Combat de Carnaval et Carême », in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 27e année, n° 2, 1972, pp. 313-345 (consultable sur Persée).
- Genaille Robert. Bruegel, Paris : Le Musée personnel, n.d.
- Munz Ludwig. The Drawings of Bruegel, Londres : Phaison Press, 1961.
- Silver Larry. Bruegel, Paris : Citadelles & Mazenod, 2011.
- Swarzenski Hanns. « The Battle Between Carnival and Lent », in Bulletin of the Museum of Fine Arts, Boston, février 1951, vol. XLIX, n° 275, pp. 1-11.